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Revenir à la présentation du roman ICI TEXT'ILES AU FILS DES
COULEURS Extrait de la nouvelle : UNE PROMENADE ROSE
BONBON
Nous voilà parties, mère et fille, pour une
traversée d'une dizaine de minutes sur cette gigantesque embarcation pour
atteindre un petit coin magique, un endroit merveilleux à découvrir et dans
lequel j'avais passé des journées mémorables avec mes parents : l'île des
Embiez. Depuis que le roi du pastis, Paul Ricard, en avait fait l'acquisition
dans les années cinquante, elle avait perdu sa vocation millénaire
d'exploitation de sel au profit d'un port étonnant d'accostage et de mouillage.
Remarquable abri naturel, elle nous offrait des beautés sauvages de toutes
sortes et bénéficiait du microclimat de cette baie magnifique du Brusc de la
côte varoise. L'emplacement n'était pas très grand, mais une atmosphère
particulière y régnait. La nature, douce et sauvage, demeurait intacte. Avec ses
lumineuses criques étroites aux eaux limpides, ses plages étendues de gravier
fin et de coquillages blancs nichés aux creux des rochers, ses récifs escarpés
en forme de dentelle bretonne, ses vastes et odorantes pinèdes, ses landes
couvertes de maquis, de garrigues et de plantes grasses formant des tapis de
végé-tations, Les Embiez conservait sa réputation de lieu paradi-siaque.
Durant la traversée, je contemplais ma jolie fillette, assise en face de moi
sur un banc en bois blanc, son sac à dos rose bonbon posé contre elle et
maintenu avec fermeté par l'une de ses douces menottes. Haute comme trois
pommes, avec un corps menu, une silhouette fine et longue lui donnant une allure
souple et élastique, elle débordait d'enthousiasme à l'idée de cette balade. Ses
grands yeux expressifs ressortaient encore plus sur son visage rond et la
lumière du soleil met-tait en valeur leur couleur qui oscillait du vert au
marron. Son nez, légèrement retroussé, trônait au-dessus de ses lè-vres
très fines et roses, qui laissaient entrevoir quelques dents éparses par-ci
par-là quand elle souriait, les prunelles rivées sur l'immensité de la mer
Méditerranée. Ses joues d'un blanc laiteux résistaient au brunissement estival
depuis sa naissance. Parsemées de taches de rousseur, elles lui don-naient un
air polisson. Au gré de l'air marin soufflant au rythme de la traversée, deux ou
trois mèches blondes échap-pées de sa queue de cheval virevoltaient de manière
joyeuse. Pauline se laissait bercer par les flots des vagues avec bon-heur.
Soudain, elle se retourna vers moi et me dévisagea avec une douceur infinie.
Dans ses yeux, se dégageait l'im-mensité de l'amour qu'elle me donnait. Elle
redirigea son regard face à la mer, en serrant une nouvelle fois son sac contre
elle. Lorsque nous accostâmes sur le quai Saint-Pierre, Pauline me fit
remarquer la chaleur envahissante qui se dégageait de ce bel après midi de juin.
Nous traversâmes le quai, longeâmes le port et empruntâmes la première route à
droite pour parcourir à pied un bout de chemin bordant les plages sableuses et
les minuscules criques sur le flanc ouest, juste en face de deux îlots sauvages
et rocailleux appelés le " petit " et " grand Rouveau ". L'eau était vraiment
très claire, lisse et brillante comme de l'huile. On entendait déjà le chant
électrique des cigales au milieu des effluves de thym et de romarin. Sur
notre chemin, nous ramassâmes un tas de coquillages blancs que Pauline entassa
avec précaution dans une poche de son cabas. Puis nous continuâmes sur un
sentier qui mon-tait vers le point culminant de l'île situé à une cinquantaine
de mètres. De cet endroit, on appréciait une vue panorami-que sur l'ensemble, de
sorte que l'on s'extasiait devant la curiosité d'une terre voisine, appelée " Le
Gaou ", plutôt ro-cailleuse et reliée au continent par une digue rocheuse
der-rière laquelle se distinguait plus au loin la baie de Bandol jusqu'à La
Ciotat. Pauline marchait volontiers, elle adorait cela, elle dévorait d'un
regard curieux tout ce paysage su-blime que la nature nous offrait. Parfois,
elle passait une main derrière son dos, tâtant son bagage, souhaitant sans doute
vérifier qu'il demeurait toujours bien attaché à ses épaules. Je commençais à
avoir de sérieux doutes concernant son contenu si mystérieux d'autant qu'elle
refusa plusieurs fois que je le lui porte. Arrivées au bout du chemin,
surpri-ses, nous aperçûmes quelques chèvres au pied du château, vestige du moyen
âge, endroit même, où, si mes souvenirs sont exacts, reposait pour l'éternité le
propriétaire, Monsieur Paul Ricard. Après avoir flâné pendant une petite
demi-heure sous l'ombre des arbres en contournant les marais salants, nous
décidâmes de faire une pause dans une brasserie avant de nous rendre au musée
océanographique, étape incontourna-ble de la balade. Pauline posa avec une
extrême délicatesse son chargement qui semblait, comme je l'avais supposé,
as-sez lourd. Mes inquiétudes se confirmèrent. - Ne me dis pas que tu les as
emportés ? lui demandai-je, aussitôt. - Euh, non... enfin, pas tous,
répondit-elle confuse. Je soulevai l'objet de notre conversation, et,
dépitée, je constatai qu'il pesait le poids d'un âne mort pour ses frêles
épaules. Elle avait marché pendant toute la randonnée avec ce fardeau sur le dos
sans se plaindre une seconde. Je fis glisser la fermeture et découvris ce que je
redoutais : ses li-vres. - Tu n'as pas pu résister ! Quelle têtue ! Je te
l'avais de-mandé pourtant ! - Je sais, maman, essaie de comprendre, je ne
peux pas sortir sans eux. Et encore, je t'ai fait plaisir, j'en ai laissé deux à
la maison. - Oui, peut-être. En attendant, tu en as porté huit sur ton dos
pendant toute notre marche ! Huit albums très lourds ! Ses petits yeux
brillants me dévisageaient avec douceur pendant que sa bouche dessinait une
moue. Elle jouait de son pouvoir attendrissant et je ne pus que me résigner.
Néanmoins, je ne comprenais plus cette obsession. Depuis qu'elle avait découvert
cette collection, " Les pensées de Rosanna ", elle en dévorait les tomes un par
un, obligeant mon mari et moi, à constater que cette passion des livres
transmise génétiquement s'était un peu retournée contre nous. Non seulement,
elle engloutissait en boucle les dix volumes de la collection mais surtout elle
ne s'en séparait plus. Le soir, elle s'endormait avec tous ses livres autour
d'elle et pas un ne manquait à l'appel. Le matin, elle les emportait dans son
cartable au détriment des cahiers de leçon qu'elle oubliait comme par hasard
dans ses casiers à l'école. Dans la voiture, même pour de courts trajets, elle
les mettait dans une besace qu'elle posait près d'elle. Au début, nous trouvions
cette situation plutôt amusante jusqu'à ce que nous remarquâmes qu'au delà d'un
excès de fantaisie, ses livres prenaient un dangereux ascendant sur elle. Malgré
nos conseils, puis nos recommandations et enfin nos interdictions, elle
s'arrangeait chaque fois par une quelconque astuce, une étourderie ou une
négligence de notre part pour les conserver auprès d'elle. Et en l'occurrence,
ce matin-là elle avait dû profiter de l'instant où je recevais un appel
téléphonique pour charger son sac à dos que j'avais pourtant vérifié cinq
minutes avant et dans lequel je n'avais aperçu que sa poupée. Encore une
fois, elle n'avait pu résister à nouveau à ses recueils aujourd'hui, alors
qu'elle m'avait assuré le contraire. Elle était parvenue, cependant, à laisser
deux volumes à la maison. Ce sacrifice semblait important pour elle, ce qui
m'inquiétait d'autant plus. La serveuse nous apporta une limonade. À la table
voi-sine, vint s'asseoir un grand homme aux cheveux blond cen-dré, d'une
cinquantaine d'années, d'allure élancée, qui com-manda une bière. Tout à coup,
je vis Pauline se décomposer. Livide, elle reposa son verre d'une main
tremblotante et fixa de ses yeux admiratifs notre voisin de table. Je tentai de
faire diversion, mais rien n'y fit. Son regard était figé sur cet
homme. - Pourquoi regardes-tu cet homme avec insistance ? lui
chuchotai-je. - Maman, ma...man, me répondit-elle avec des papillons dans les
yeux. C'est lui !
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