LES LIONCEAUX DE KERNÉVEL
 
© Orazio TORINO
 
Extrait
 
 
 
PROLOGUE 
 
Le vieil homme, coiffé d'une casquette, se tient droit. Les mains posées sur le parapet. Fier et le cœur gonflé de bon-heur, il boit avec délectation toute la saveur de la brise salée qui le pénètre jusqu'au bout des ongles.
La mer est partout. Souveraine. Impériale. Divine.
Puis il pose son regard devant lui. Et attend.
La nuit chargée d'embruns commence alors à se répandre lentement sur l'océan Atlantique comme une poix épaisse. Au même instant, les unes après les autres, des lumières vives jaillissent de l'obscurité. C'est l'Arsenal qui s'illumine. Et irradie la rade de Lorient.
Non, le lion de Kernével n'est pas mort.
Certes, ses rugissements sont peut-être moins forts, son appétit est sans doute moins grand, mais il est toujours là. À braver les marasmes économiques et les restructurations in-cessantes que le modernisme lui impose.
Telle une digue face aux vagues déchaînées, il repousse les assauts violents de la crise. Telle une forteresse face à l'ennemi, il résiste aux coups de bélier du chômage grandis-sant.
Blotti entre les flots calmes du Blavet et du Scorff, l'Arsenal de Lorient est toujours debout, à contempler le ciel pour l'éternité.
Lorsqu'il voit pour la dernière fois cet endroit où il a connu ses plus grands moments de bonheur, Paul laisse son esprit vagabonder quelques minutes, des minutes qui lui paraissent des heures, sur le chemin tortueux de son passé. Voilà, maintenant, il est prêt à s'en aller.
Heureux.
Mercredi 28 septembre 2011. Le cimetière de Kerlétu.
Cette année, en Bretagne, l'été a été d'une grande discré-tion. Bien plus qu'à son habitude. Pourtant, aujourd'hui, alors qu'il vient à peine de se retirer du calendrier, il renaît de ses cendres. La chaleur tant espérée est enfin là. Voulant ainsi que les mémoires retiennent à tout jamais cette journée de tristesse.
Seize heures trente.
Seule une brise légère, échappée du proche rivage, chu-chotant dans les hauts peupliers, parvient à troubler le lourd et profond silence qui règne dans ce lieu particulier. Têtes baissées, une centaine de personnes, toutes de noir vêtues, se recueillent autour d'une stèle fraîchement posée sur son so-cle.
Sous les yeux hagards de leur mère, dont les pensées semblent s'être perdues à des années-lumière du Morbihan, deux femmes au visage ravagé par une même douleur dépo-sent dans une petite fosse - une sorte de regard d'eaux usées- l'urne mortuaire qu'elles tiennent à bout de bras.
Dans ce geste solennel qui, dans d'autres circonstances, pourrait paraître grotesque, elles accompagnent leur père dans son dernier voyage. Celui qui mène au repos éternel.
Oui, Paul est là-dedans. Allégé de ses souffrances et de son corps, confiné dans un vulgaire vase en faïence, made in China, encore tiède. Et il va bientôt se retrouver cloisonné dans un cube en béton.
À l'écart de ses amours.
À l'écart du monde.
À l'écart du temps.
Telle fut donc sa dernière volonté. Son postulat de fin de vie. Finir dans un cendrier, ainsi que des centaines de ciga-rettes consumées. Plutôt que d'abandonner son cadavre à des milliers de vers gloutons.
- Mince ! Tu t'imagines, Ricou, si je ne suis pas vrai-ment mort, et que je me retrouve enfermé dans une caisse en bois, à trois mètres sous terre ? Sentir les vers me rentrer dans le bide par tous les orifices. Beurk ! avait murmuré Paul à son ami, avec un air de dégoût, en regardant les em-ployés des pompes funèbres descendre le cercueil de Loïc Le Coroner, dans un trou du cimetière de Kerentrech.
- Ah, t'es écœurant, Paulo ! Tu vas me faire dégoûter de la mort. Écoute, pour te rendre service, avant qu'on te mette dans le trou, je te collerai une balle dans le crâne, avait ré-pondu Éric Morel avec sa pointe d'humour habituelle.
- Ouais… Ainsi, tu pourras te vanter de m'avoir eu. D'ailleurs, si mes souvenirs sont bons, t'as toujours voulu me coller une bastos. N'est-ce pas, mon bon Ricou ? Un fantasme qui te colle à la peau comme un morpion sur tes roubignolles rabougries. Eh ben non, ducon, t'auras pas ce plaisir. Brûlé, j'te dis, rôti de la tête aux pieds !
- Mon pauvre gars, si on brûle ta carapace, avec ce que t'as picolé dans ta chienne de vie, ça va exploser à un kilomètre à la ronde ! Tu te rends compte que tu pourrais faire plus de dégâts qu'un obus ? avait ricané Éric.
- Parle pour toi, sac à vin. T'étais bien content de lever le coude en même temps que moi.
À les entendre discourir de la sorte, on a du mal à s'imaginer que Paul Morvan et Éric Morel sont les meilleurs amis au monde.
Et pourtant si. Une formidable amitié a lié à jamais les deux hommes. Une amitié puissante et indestructible qui, tel un fer rougi par le feu, a souvent plié sous les coups de mar-teau des vicissitudes de la vie. Mais qui a su se redresser, chaque fois. Et se renforcer.
Ils se connaissent depuis fort longtemps. Leur complicité a pris naissance le jour où ils se sont retrouvés, enfants, en culottes courtes, au presbytère de Sainte-Bernadette, sous l'aile protectrice du père Simon. L'un devait avoir environ huit ans. L'autre, à peine plus jeune.
Tout les opposait. L'un était blond. D'un blond scandi-nave. Les cheveux bouclés et fins. Les yeux d'un bleu acier pétillant de bonheur et d'insouciance.
L'autre était brun. D'un brun italien. La chevelure lisse et épaisse. Le regard noir et profond, soulignant une perpé-tuelle méfiance.
L'un. Le dos rond. Sans cesse à bouger dans tous les sens comme un grain de maïs au milieu d'une poêle chaude.
L'autre. Droit et stoïquement posé, ressemblant à une Jo-conde sur sa toile.
Quatorze heures trente.
Le vieil homme va enfin se libérer de sa carcasse flétrie dans le brasier incandescent de Kerlétu. Certains regardent, aussi pétrifiés que des statues de square. D'autres baissent la tête sous le poids du désespoir.
Au moment où le cercueil s'engouffre dans les flammes, des cris de douleur s'échappent de la foule, et déchirent le silence. 
Spectacle saisissant. Spectacle brûlant d'émotion.
- Quand je pense que Paulo avait tout le temps froid aux coucougnettes, susurre Éric, à son voisin de gauche, avec un sourire narquois.
Un peu plus loin, une fillette de dix ans demande à son père :
- Dis, papa, papy va aller en enfer ? Il n'a pas été gentil avec le bon Dieu ?
- Mais non, voyons ! Pourquoi dis-tu cela, ma chérie ? Papy était le meilleur des hommes. Il a sa place au paradis. Et une place de choix. Au plus près du Seigneur ! affirme son père, étonné que sa fille lui pose cette question.
- Ben… je croyais qu'y a qu'en enfer qu'on est brûlé.
Dix heures trente.
Le temps avance à grandes enjambées. Rythmé par le son assourdissant des cloches de l'église. Un son si fort et si rapide que l'on pourrait imaginer la main d'un titan frapper sur une enclume géante.
L'église Sainte-Bernadette a ouvert ses portes pour ac-cueillir tous ceux qui ont aimé Paul.
Une foule immense est venue assister à ses funérailles. Tel un bourdon vorace se gorgeant du suc des fleurs, le cha-grin va de visage en visage. Et arrache tantôt un soupir. Tan-tôt des pleurs.
Au fur et à mesure que les gens pénètrent dans la nef, le brouhaha du parvis se transforme en un léger bruissement, semblable au frémissement d'un lointain ressac.
Le père Dominique peut débuter la messe. Ses mots sont empreints d'une divine justesse. Ce représentant de Dieu a toujours su s'adresser à ses paroissiens. Il n'a pas son pareil pour expliquer une parabole. Il appartient à la nouvelle gé-nération. Celle qui s'est attachée à perpétuer les préceptes et autres dogmes religieux, tout en acceptant, avec une certaine indulgence, les nouvelles idéologies, pourvu qu'elles restent dans les ornières tracées par les lois bibliques.
Les néo-pater - c'est ainsi qu'on les surnomme dans le milieu ecclésiastique - se distinguent des autres prélats par leur tenue vestimentaire plus décontractée et leur langage plus en adéquation avec celui qu'utilisent les jeunes d'aujourd'hui.
Originaire de Lanester, disciple du père Simon, Domini-que Le Guen est devenu l'un des porte-drapeaux de cette génération avant-gardiste. Au cours de son oraison, le prêtre appelle du regard la première personne qui lui a été désignée pour lire un texte en hommage au défunt.
Entouré de ses deux enfants qui le soutiennent, un vieil-lard, le dos courbé, le visage craquelé comme du vieux cuir, s'approche du pupitre austère et froid qui se dresse devant lui. Ses yeux, rougis par les larmes, se voilent d'une in-commensurable tristesse. Les cinq marches qu'il doit gravir lui semblent interminables.
Le voilà enfin face à tous ceux qui sont venus pleurer la mort de Paul. Et, d'une voix caverneuse, il entame le dis-cours qu'il a si bien préparé, pour saluer une dernière fois son ami de toujours.
- Certains diront :
- Tu vas beaucoup nous manquer, Paul ! Tout le monde t'aimait.
- À ceux qui l'ont estimé, je déclarerai : Paulo sera toujours présent dans nos cœurs, et nous l'aimerons jusqu'à notre dernier souffle. D'autres ajouteront :
- Quatre-vingt-quatre ans ! Bigre ! Il a bien vécu.
- À ceux qui l'ont jalousé, et Dieu sait qu'il y en a très peu, je m'empresserai de répondre : on ne vit jamais assez quand on est aimé de tous.
Des larmes chaudes perlent au bord de ses cils, ruissel-lent dans les fissures de ses joues. Sa gorge se noue de nos-talgie à chaque mot prononcé. Pourtant, il se doit de terminer la lecture de son texte.
En vain. Le chagrin l'envahit. Et annihile sa volonté. Il ne peut plus continuer. Ses yeux hébétés fixent le cercueil. Espérant que Paul va se lever d'un moment à l'autre.
" Pourquoi m'as-tu abandonné, Paulo ? " semble-t-il supplier du regard.
Éric manque de s'évanouir. Sa fille et son fils, restés à ses côtés, le ramènent à son banc. Il éclate soudain en san-glots, tel un gamin capricieux à qui l'on a confisqué un jouet. Il s'en veut car il avait promis à Paul que le dernier qui resterait ferait un beau et long discours pour celui qui partirait le premier.
Promesse de jeunesse qui s'envole à grands coups d'ailes vers des contrées lointaines.
Dimanche 25 septembre 2011.
Le soleil naissant embrase l'horizon de tout son feu, le couvre d'un linceul rouge flammé. L'aurore s'est mainte-nant posée sur l'océan.
C'est le grand jour. L'ultime instant que Paul Morvan va passer sur terre. Après presque un siècle de bonheurs et de malheurs. De rires et de larmes. D'amour et de haine. Une vie bien remplie qui a fait de lui un homme bon et généreux.
- Eh, Paul ! Paul Morvan ! Tu m'entends ? C'est le père Dominique.
Les mots puissants lâchés par le prêtre résonnent dans la chambre.
Paul tente d'ouvrir les paupières engourdies par le som-meil. Il y parvient avec beaucoup de difficulté.
- Ouais… mais, parlez plus fort, mon père. Vous savez, depuis quelque temps, je suis devenu un peu sourd, s'excuse Paul d'une voix à peine perceptible.
- Un peu sourd ! Un véritable toupin, tu veux dire. T'as trop joué avec les explosifs, mon pauv' vieux, intervient Éric avec sa pointe d'ironie habituelle.
- Il faut toujours que tu la ramènes, Ricou. C'est plus fort que toi. Même quand celui que tu considères comme ton frère est à l'agonie.
- À l'agonie ! Qui ? Paulo ? Vous voulez rire, mon père. Une carne pareille ! Il est pire que le chiendent. Il ne crèvera jamais.
- Une ineptie de plus sort de ta grande bouche, Ricou, et je te jure que je t'en colle une, malgré ton vieil âge, s'emporte le père Dominique, agacé par les boutades d'Éric Morel.
- Oh, ça va, mon père, du calme, je rigolais. Hein, mon Paulo, que tu vas encore nous en faire baver des ronds de chapeau ?
Les yeux à demi fermés par la douleur qui le serre dans son étreinte, Paul Morvan s'est délecté du numéro joué par ses fidèles amis.
À présent qu'il est parvenu à reprendre ses esprits, il est prêt à se mêler à leur joute verbale.
- Laissez-le parler, mon père, vous savez que notre Ri-cou n'a jamais su maîtriser sa langue de vipère, marmotte Paul.
- T'insinues quoi, vieille baderne ?
- J'insinue, vieux débris, que tu nous les brises, et ce n'est pas parce que je suis sur mon lit de mort que je ne vais pas te mettre mon poing dans la goule, rétorque Paul, très irrité.
- Ben, essaie pour voir, et…
- Bon, ça suffit, vous deux ! Je ne suis pas venu ici pour vous entendre vous chamailler. Pire que des gamins dans une cour d'école ! Le père Simon avait raison, vous êtes restés des gosses. Mais, au fait, je suis là pour quoi ?
- Hein ! Pas possible, mon père ! Me dites pas… que vous avez oublié ? La mémoire qui flanche ? Notre ennemi Alzheimer vous a rendu visite ? À votre âge ?
- Tu vois, ça, mon bon Ricou, c'est aussi de l'humour.
Éric et le père Dominique se regardent pendant quelques secondes. Le temps de laisser passer un ange. Puis se met-tent à rire comme des bossus.
Pour se joindre à leur bonheur, Paul ferme les yeux, et laisse échapper de légers gloussements qui lui font hausser les épaules.
Malgré la douleur qui le ronge, Paul force sa voix pour s'obliger à répondre aux sarcasmes d'Éric Morel. Oui, jus-qu'à la mort, il aura mis un point d'honneur à riposter aux attaques incessantes de cet homme qui aura partagé sa vie pendant près de soixante-quinze ans. C'est un besoin vital. Une nécessité absolue. Une accoutumance inexplicable bâtie sur un jeu de rôle qu'ils auront interprété, depuis leur en-fance, d'une manière théâtrale.
Des personnes non averties jureraient qu'ils se détestent au plus haut point. Alors que ces deux êtres, qui ont grandi ensemble dans le royaume du bien, ces deux êtres, qui ont combattu côte à côte les soldats du mal, sont unis par une grande amitié.
Aujourd'hui encore, ils portent sur leur poignet, aussi in-crusté qu'un fossile dans la roche, le sceau indélébile de ce lien profond.
- Mon bon Ricou, promets-moi devant Dieu que, ja-mais, tu ne me trahiras, avait supplié Paul à son meilleur ami, le jour même où il fêtait ses treize ans.
- Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en en-fer ! Si tu veux, nous allons signer le pacte du sang.
- Ok, entaille-toi donc la peau le premier ! enchaîne aussitôt Paul.
- Ben, voyons ! Et si je souffre, tu te défausseras. Ap-pelle-moi con, on gagnera du temps ! Ensemble, qu'on va le faire, ce pacte. Zou, on y va ! Sors vite ton opinel, Paulo, montre-moi que t'es pas une chiffe molle !
- Mes amis, je vais vous demander d'attendre un court instant dans la salle à manger, car je dois m'entretenir avec Paul. Toi, Ricou, tu restes à nos côtés. 
Après ces mots, le prêtre referme la porte de la chambre derrière tous ceux qui ont eu le courage d'affronter ce mo-ment pénible et à la fois rassurant que l'Église appelle " le passage ".
Éric Morel se sent quelque peu gêné de se retrouver dans cette ultime intimité. Une légère rougeur lui colore les joues.
- Vous savez, mon père, j'aurais pu vous laisser seul avec lui.
- Non, Ricou, car ta présence rassure Paulo. Et il ne s'agit pas de l'extrême-onction. Simplement un échange de paroles réconfortantes et bénies par le Seigneur qui te don-nera un avant-goût de ce qui t'attend bientôt.
- Bientôt ? Mais… vous êtes pressé que je monte aus-si ? Si ça vous arrange, je prends la place de Paulo.
- Voyons, Ricou, je plaisante. Juste que ta bonté et ton amour pour Paul te donnent le privilège d'entendre ses der-nières confessions.
- Bigre, ça risque d'être long ! s'esclaffe Éric Morel, qui ne peut s'empêcher d'apporter sa petite touche d'humour.
Le père Dominique fait mine de lui donner une gifle. Si-multanément, un fin sourire plisse les lèvres de Paul.
- Écoute, mon bon Paul Morvan. J'ai l'impression que notre grand patron qui siège là-haut a besoin de toi. Il vient de t'ouvrir la porte du passage. À présent, tu dois tirer ta révérence sur cette terre. Nous garderons, l'autre andouille et moi…, commence le prêtre en montrant du pouce Éric Morel.
- Ben, merci pour " l'andouille ", mon père !
- Nous garderons, disais-je, enfoui dans nos mémoires, le secret qui nous lie tous les quatre, reprend le religieux, en fixant Éric avec sévérité.
- Tous les quatre ? Pourquoi, Lolo est ressuscité ? ques-tionne Éric.
- Non ! Nous trois, et Lui, là-haut. Tu le fais exprès, bourrique ! tempête Paul, dont la voix se couvre d'une quinte de toux.
- Oh, ça va, ça va.  Lui, je ne sais pas. En tout cas, moi, je serai aussi muet qu'une tombe… Oh, pardon, mon Paulo, je ne voulais pas.
- Dites, mon père, pour ce qui est du " besoin ", Il ne peut pas attendre encore un peu ?
- Non, Paulo, lorsque notre heure a sonné, nous devons nous préparer à monter. 
- Ouais… vous avez sans doute raison, mon père. Et puis, voir Ricou avec des ailes dans le dos, et en chemisette blanche, ça me donne vraiment envie d'aller au paradis. Quel spectacle ! À mourir… de rire.
- Oh, c'est bon, Paulo, arrête de fantasmer ! Et même si je vous aime bien, les amis, sachez que moi, je ne suis pas pressé de vous retrouver sur un nuage. Ni en robe de bure, ni en culottes courtes, ni en tutu.
Un sourire joyeux passe sur les lèvres du père Domini-que, et ses yeux brillent en regardant le visage réjoui de Paul. Quant à Éric Morel, il baisse la tête pour ne pas mon-trer à son ami de toujours les larmes qui inondent ses yeux.
- Paul, je te connais depuis que j'ai repris la paroisse Sainte-Bernadette. Notre bon père Simon, qui me l'a léguée à l'époque, m'a tout révélé sur toi, sur Ricou, sur Lolo et les hommes qui ont donné leur vie pour les autres : Gaby, An-dré, Gérard. Ces grognards intrépides et bons comme le pain qu'il appelait avec une immense fierté les lionceaux de Ker-nével. Sache que tu n'es pas obligé de nous avouer tes fau-tes, si fautes il y a. Je me porte garant de toi devant l'Éternel. Tu vas aller directement au paradis, sans passer par la case " confessions ", car tu mérites d'entrer dans le royaume de Dieu par la grande porte. Voilà ce que j'avais à te dire en aparté. As-tu quelque chose à ajouter, mon ami ? lui demande le prêtre.
Le visage de Paul se crispe. Ses mains noueuses et tordues, ressemblant à des vieux ceps, s'agrippent à la couverture. Il tente de se redresser. Il n'y parvient pas ; la force lui manque.
- Ouais… vous savez mon père, d'habitude, pour les grandes occasions, je prépare mon texte. Là, j'avoue que vous me prenez de court. J'ai une idée, et si on remettait mon départ à demain ? Ainsi, je pourrai travailler mon dis-cours.
Paul marque un temps d'arrêt très bref. Voyant que son trait d'humour ne fait aucun effet, il se lance :
- Tant pis ! Vu que tout le monde ici est pressé… sauf moi. Bon ! Que dire, mon père ? Que je ne regrette pas mes crimes ? Que je ne ressentais rien au moment de tuer tous ces hommes, même si c'était pour la bonne cause ? Ce serait vous mentir, mon père, ou, plutôt, Lui mentir. Chaque fois que j'appuyais sur la détente et que je voyais ces corps tom-ber comme des pantins désarticulés devant moi, un flux de dégoût coulait dans mes veines. Le remords remontait en moi tels des relents amers, et me brûlait la poitrine. Je me cachais pour vomir triple boyau, tellement ça m'écœurait.
D'un revers de la main, Paul essuie les larmes qui perlent de ses yeux plissés. Voulant par ce geste gommer les images terribles de son passé. Mais les années semblent avoir cousu sur le tissu de sa vie d'implacables souvenirs qu'il ne pourra jamais oublier.   
Paul s'est arrêté de parler ; il veut se repositionner. Il es-saie de ramener sa jambe gauche vers lui. Une grimace lui déforme le visage. Il n'y arrive pas ; la maladie a ankylosé ses membres inférieurs.
Alors, la mâchoire crispée, il poursuit :
- Souvent, je me réveillais en pleine nuit, en sursaut, couvert de sueur, car j'entendais ces types me supplier de ne pas les tuer. Oui, j'ai parlé à Dieu. Oui, j'ai imploré son pardon. Je Lui disais : Seigneur, peut-on prétendre avoir la foi et être libre de tuer son prochain ? Vous me dites que je mérite ma place au paradis, mon père, au côté du bon Dieu. Moi, je n'en suis pas si certain. En tout cas, s'Il daigne m'accepter dans son royaume, je m'approcherai de Lui, en baissant la tête, et je Lui demanderai sa miséricorde.
D'une inflexible sévérité pour lui-même, le ton qu'il em-ploie est devenu profond et vibrant. Paul s'est laissé empor-ter par le flot de ses paroles. Il cherche dans le regard de son vieil ami le soutien tant espéré. Mais Éric a préféré baisser la tête. Et cacher ainsi sa tristesse.
Dans un ultime effort, Paul continue :
- Maintenant, je vais partir. Ai-je peur de mourir ? Oui, bien sûr. Cependant, est-ce la mort qui me fiche la trouille ? Non, car tout au long de ma vie, elle m'a accompagné, guet-tant mes moindres faux pas, mes infimes erreurs, devenant presque ma partenaire. À plusieurs reprises, j'ai senti son souffle fétide glacer ma peau et hérisser mon poil. Dès que je faiblissais, son ombre assombrissait ma vue. Non, je ne crains pas la mort, mon père. Mais…
Paul hésite. Le religieux lui tient la main, murmure :
- Dis-nous ce qui te hante, Paulo ?
- J'ai si peur de fermer les yeux à jamais sur ma famille, mes amis et tous ceux que j'aime. Certes, je crois en Jésus- Christ. Je crois au paradis. Pourtant, je dois vous avouer, père Dominique, que des questions vont et viennent dans ma tête tels des vagabonds à la recherche d'un abri, et me tour-mentent sans cesse.
- Et lesquelles, mon fils ?
- Le paradis est-il vraiment un lieu de retrouvailles ? Et notre âme, une fois là-haut, voit-elle les choses de la même manière qu'ici-bas ? Et peut-on communiquer avec les êtres qui nous aiment et qui sont encore sur terre, à attendre de monter nous rejoindre ?
Le prêtre ne s'attendait pas à ce genre d'interrogations. Surtout de la part d'un de ses plus fervents paroissiens.
Dominique ne répond pas tout de suite. Il se laisse glisser dans les profondeurs de son passé pour se retrouver des an-nées en arrière. À l'aube de son ordination. Lui aussi avait alors formulé les mêmes questionnements à l'évêque de Vannes. C'est ce qu'il appelait à l'époque les zones d'ombre de la théologie. Au fur et à mesure que les questions surgis-saient du tréfonds de son intellect, un mur d'inquiétude dou-blé d'incertitude se dressait devant lui et obscurcissait son horizon, barrant ainsi la progression de sa foi. Par bonheur, son adoration sans limites pour le Seigneur et l'amour de son prochain avaient chassé au plus loin de son esprit ses moments de doute.
- Sois rassuré, Paulo. Dieu te guidera vers les tiens et la communication se fera par la prière.
Le silence tombe de nouveau. Paul semble s'imprégner des dernières promesses du prêtre.
- Voilà, j'en ai terminé, mon père. Qu'Il me pardonne !
Paul a parlé d'une voix brève, décidée. Ainsi que le font les gens qui ne parlent pas pour le plaisir d'entendre le son de leur propre voix.
Le temps s'est figé quelques instants. Des instants qui pa-raissent une éternité. L'atmosphère est devenue pesante.
Le prélat croise le regard d'Éric Morel. Puis se détourne aussitôt pour ne pas lui montrer qu'il l'a vu pleurer.
- Dieu t'a pardonné, Paul Morvan, et depuis longtemps déjà. Tu es quelqu'un de bien.
Éric, dans un sursaut de fierté, revêt son costume d'auguste. Peut-être sa dernière prestation. Et s'écrie :
- Purée, Paulo, c'est la première fois que tu parles au-tant. Le dernier jour ! Incroyable ! J'en ai la chair de poule. Pour un peu, tu m'aurais fait chialer, mon salaud.
En effet, Paul Morvan a toujours été avare de paroles. Toute sa vie, il n'a parlé qu'à bon escient. Sans exagérer. Rien que le mot juste. La phrase courte mais pleine de bon sens. Il préférait laisser les autres s'exprimer. Les écoutant avec la patience d'un félin. Analysant leur conversation. Fermant de temps à autre les yeux. Comme s'il réfléchissait. Ou méditait. Et, au moment qu'il jugeait le plus opportun, semblable au torero plantant sa banderille dans le corps du taureau, il plaçait la phrase pertinente que tout le monde attendait. Car tous savaient comment Paul procédait. D'ailleurs, ils le provoquaient. Épiant ses moindres réac-tions. L'attirant dans leurs griffes pour lui soutirer un son. Puis, brusquement, la phrase tombait, aussi lapidaire et cou-pante que la lame d'un rasoir.
Oui, Paul Morvan a toujours été ainsi.
Et on l'aimait tel qu'il était.
Et on l'aime tel qu'il est.
Et on l'aimera tel qu'il sera bientôt.
- Bon, on se tait, à présent. Ricou, demande aux autres de revenir ici, ordonne le prélat.
Tel un bon soldat, Éric Morel se lève aussitôt de sa chaise, se dirige d'un pas alerte vers la porte de la salle à manger.
- Approchez, mes amis, et installez-vous près de Pau-lo. Nous allons prier ensemble pour son âme, propose Do-minique en joignant les mains.
Il y a là les deux filles de Paul, son épouse, et l'un de ses gendres. Tous les quatre entourent le lit en se tenant la main. Formant un cercle d'amour autour de lui.
Éric Morel est resté un peu en retrait. Par respect ; il n'est qu'un ami.
Le père Dominique se penche au-dessus du lit. Et, les yeux fermés, il se lance dans une dernière prière. La prière de fin de vie.
Ce qu'il dit est inaudible. À peine plus qu'une vibration. Un battement d'ailes de papillon. Presque irréel.
Personne ne l'écoute. Personne ne l'entend. Surtout pas Paul, car son esprit est ailleurs. Ses yeux semblent porter un voile tissé par des rêves déçus. Des espoirs brisés.
Il va bientôt s'en aller. Quitter ce monde. Lui qui a donné tout l'amour qu'il portait au plus profond de ses entrailles à ceux qu'il aime. À son épouse. À ses filles. À ses amis. Et à son entourage. Il n'aura jamais vu le regard de ses parents se poser sur lui. Il n'aura jamais respiré le parfum d'une mère. Il n'aura jamais senti sur sa peau d'enfant la barbe naissante d'un père. Il est né orphelin. Il va mourir orphelin. Triste sort pour ce personnage hors du commun.
Dans quelques heures, la marée sera basse. Bercés par le va-et-vient de la mer, des bateaux ancrés dans la rade mur-murent entre eux, vibrant telles les cordes d'un violon. Une lanterne sourde, accrochée dans la cour, remue dans le vent. Projetant des éclairs de lumière pâle, à intervalles réguliers, dans la chambre.
Des nuages encombrent le ciel. Mais la pluie a cessé de tomber. Maintenant, on ne l'entend plus tambouriner sur la vitre.
L'épaisseur de la nuit est étouffante.
Le halo d'une chandelle, posée sur le manteau de la che-minée, vacille au gré des respirations et des chuchotements.
Soudain, tout s'arrête. Le bruit des chuchotements. Le souffle des respirations. Le vacillement de la flamme. Le silence est tombé. Intense et morose. Devenant oppressant. Presque suffocant. Puis il repart. D'un coup. Comme il est venu. Car un cri, des pleurs l'ont chassé.
Paul Morvan vient de sombrer dans un sommeil éternel. Un sommeil sans rêve.
Pour unique richesse, il laisse derrière lui le souvenir de toutes ses bontés.
Un homme bien est arrivé au bout de son chemin de vie.