- Tiens, le voilà encore celui-là !
L'épicier leva la tête à la réflexion de son commis et
regarda l'homme qui entrait. Celui-ci avait ouvert la porte avec circonspection
et jeté un regard de bête apeurée. Il descendit les deux marches et se dirigea
vers le comptoir. Toujours sans mot dire, il exhiba un papier et le tendit d'une
main tremblante. L'épicier le saisit d'un air supérieur et le lut. Il le donna à
son commis en lui ordonnant :
- Prépare ce qu'il y a sur la liste.
Il se replongea dans son travail sans s'occuper de
l'homme qui restait debout devant lui. Au bout d'un moment, le patron de la
boutique leva la tête et son regard croisa celui de l'homme qui n'avait pas
bougé d'un pouce. Il lui fit un signe exaspéré de la main en disant :
- Va t'asseoir !
Docilement, l'homme effectua un demi-tour et s'assit
lourdement sur un petit banc de bois, près d'un escalier en colimaçon. Pendant
ce temps, le commis avait préparé un grand sac de papier avec toutes les
fournitures demandées. Il le posa sur le comptoir et demanda à l'homme de
s'approcher. Ce dernier se leva et s'avança timidement vers les deux
hommes.
- Cent quarante-cinq francs, dit le patron d'un ton
rogue.
L'homme sortit un porte-monnaie usé et l'ouvrit. Il tendit au
patron un billet qui fut soigneusement vérifié. Il rendit la monnaie d'une
manière dédaigneuse. L'homme la mit rapidement dans le porte-monnaie et saisit
son lourd sac. Il regarda les deux hommes qui jouaient les indifférents et
voulut faire un sourire. Mais il ne put y parvenir. Il tourna donc le dos et se
dirigea vers la porte. À ce moment la patronne apparut en bas de l'escalier.
Elle vit l'homme et lui dit gentiment:
- Bonjour.
L'homme salua de la main mais ne put rien articuler. Le
patron leva la tête et lança, courroucé à sa femme :
- Embrasse-le tant que tu y es !
En entendant ça, l'homme ouvrit rapidement la porte et sortit
dans le soleil.
- Et alors, reprenait la femme, il te paie non ?
- Ce n'est pas lui qui me paie, répondit le patron, c'est son
maître. Dire qu'il a fallu supporter ça pendant quatre ans, et maintenant
qu'on croyait en être débarrassé, ils reviennent.
- On ne l'a jamais vu au village, alors qu'est-ce que ça peut
te faire ?
Le patron insulta l'homme et le commis, voyant la tournure
des événements s'esquiva.
- J'ai fini, je m'en vais, lança-t-il à la cantonade.
Pendant ce temps, l'homme parcourait à pied les rues du petit
village provençal. À cause du soleil de juillet, il peinait et transpirait sous
sa lourde charge. Il n'était pas habitué à tant de chaleur. Dans le pays où il
était né, la température n'atteignait jamais un point aussi élevé. Il commença à
monter une ruelle en forte pente. Heureusement, un léger mistral rafraîchissait
son front. Arrivé en haut, il s'arrêta et posa son sac à terre. Une
vieille femme, passant par là, le regarda haineusement et cracha devant lui. Un
autre habitant, élégamment vêtu, lui fit un bras d'honneur. Il ne broncha pas,
habitué qu'il était à ces manifestations. Il se dit même que c'était normal de
la part des habitants. Ils avaient tant souffert de la part de ses semblables.
Il se remémora les événements de ces derniers mois.
Il se revit, lui, sergent de la Werhmacht, se rendant aux
officiers américains, avec tous ses hommes au fort Saint-Nicolas de Marseille en
août 1944. L'Allemagne perdait la guerre et la captivité n'était pas douce. La
haine était encore tenace entre Français et Allemands. Il préférait être gardé
par les Américains qui lui donnaient parfois du chocolat. Un jour, on avait
demandé des volontaires pour cultiver des terres, car la France manquait de
bras. Il s'était présenté, car, en bon paysan Saxon, il ne pouvait vivre enfermé
dans un cachot. On l'avait donc emmené dans ce petit village de Provence et on
l'avait mis à la disposition d'un rude cultivateur tel que Marcel Pagnol les a
décrits.
Il ramassa son sac et reprit sa marche. Il arriva à la ferme
au bout d'un quart d'heure.
Il posa le sac sur la table. La patronne entra :
- Enfin tu es là Hans ! Nous allons manger.
Elle le traitait avec rudesse mais avec respect. Son mari,
par contre, le dédaignait. Il avait été prisonnier des Allemands pendant la
première guerre mondiale. Et il avait vu beaucoup de camarades mourir en
captivité. Dire qu'il détestait les Allemands était un euphémisme. Ils se mirent
à table. Pour Hans, se mettre à table signifiait manger assis par terre. Il
n'était pas question qu'il s'assoie à la table des maîtres. Il dormait aussi
dans la grange. Une fois par semaine, on l'envoyait faire les courses au
village. Il en profitait aussi pour faire viser son document à la gendarmerie,
attestant qu'il était présent dans la commune.
Le jour où l'Allemagne capitula, il y eut la fête au village.
La patronne lui conseilla de ne pas sortir de la grange pour quelques jours.