UN TRICOT DE MAUX
 
© Nicolas DEFAY
 
Extrait
 
 
Extrait de la première nouvelle : Le plus beau jour
 
Je suis à genoux, plaqué contre la terre gelée, mon pantalon de velours déchiré par endroits, là où les coups de matraque ont entaillé ma chair. Je regarde mes mains à demi enterrées dans la boue sombre.
Elles ne tremblent pas. Cela me fait même du bien.
Je suis le dernier de la liste. La dernière détonation. Du coin de l'œil, je peux voir les premiers corps allongés côte à côte, l'arrière de leur tête encore fumante, le visage enfoui dans leur propre sang.
Nous ne sommes plus que six à attendre. Un homme. Une balle. Parfois deux si l'on tient le coup.
Et puis, il y a le silence entre chaque écho. Un entracte vide plus assourdissant que les hurlements du flingue. Aucun ne supplie, aucun ne pleure ni ne se défend. Nous écoutons, immobiles, le compte à rebours rythmé par le barillet qui se décharge inlassablement, doucement, comme un sablier de peur et de poudre enflammée. Et malgré la respiration saccadée de mes compagnons d'infortune, malgré l'échéance qui se réduit et les têtes qui explosent toujours plus près de moi, malgré le crépuscule, le froid et la folie, je pense que c'est le plus beau jour de ma vie.

Détonation.
 
Cinq.
 
Je suis né avec deux pieds gauches. Chaque matin, je m'en souviens. Déjà, dès mon arrivée, j'ai senti que la vie ne voulait pas de moi. Au bout de six mois, elle m'a forcé à quitter le ventre de ma mère en espérant m'assassiner. Réanimation, arrêt du cœur, réanimation, deuxième arrêt du cœur, réanimation. Et j'ai survécu. Au grand dam de mes parents.
Au premier instant j'ai compris qu'ils étaient de mèche avec elle et espéraient finalement me voir enterré et oublié. À jamais.
Il faut dire qu'elle ne m'avait pas gâté, la vie, elle avait sournoisement couvert ses arrières au cas où je m'en sortirais.
La garce.
Parce que j'avais osé la défier et détourner ses plans, elle m'avait maudit pour le reste de mon existence en me tamponnant la peau d'un crachat indélébile.
Une tache de vin.
La moitié du corps. De la racine des cheveux à la base du dos. Tout le côté droit. Et les mains aussi. 
En me marquant ainsi au fer rouge, j'étais devenu mi-homme, mi-mort, nulle part à ma place et rejeté des deux mondes.
 
Détonation.
 
Quatre.
 
Depuis le cul-de-sac originel, ma naissance en 1903, jusqu'à l'âge des interrogations, vers quatre ou cinq ans, je n'étais absolument pas incommodé par ma différence charnelle.
Les gens me regardaient bizarrement, leurs ignobles yeux effarés me fuyaient ou me dévisageaient avec une attention scientifique, parfois même en me montrant du doigt. Mais je m'en foutais. Je me réjouissais d'être le centre de tous. J'entendais des rires sur mon passage, des " Mon dieu ! " compatissants ou des " va-t'en ! " effrayés ; je riais aux éclats quand les enfants plus vieux faisaient une ronde autour de moi et qu'ils chantaient l'histoire du vilain, toujours cette même chanson dédiée seulement à moi. J'étais bien. 
Pas pour longtemps.
 
Détonation.
 
Trois.

(La suite dans le recueil)