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1er Extrait :
Je me
suis installé au bural, pardon ! Au bureau. Celui de papa. Je l'occupe
assidûment, depuis son départ, pour le plaisir de passer dans ses pas, ses
attitudes et ses habitudes. Nos pensées se croisent là plus qu'ailleurs. Sur la
hotte de cheminée, à ma droite, est accroché son autoportrait peint à l'huile, à
partir d'une pose de profil. Je l'observe, à l'oblique, au-delà de mon verre de
jus d'orange. Je mendigote son regard impossible à capter et je le regrette car
nous affectionnions nous scruter dans les yeux en signe de défi amusé. Je
l'adorais, mon père ! Il s'usa le cœur à me rendre cet amour. Avant de nous
quitter, il eut recours à un cardio-logue, le docteur Cayla. Ce jeune et
brillant spécialiste lui répara l'organe moteur, avec des prothèses. Je ne peux
que le remercier de me l'avoir prolongé cependant je suis choqué, comment
ose-t-on manipuler le cœur sans risquer d'affronter l'Inconnu ? Quelle
effronterie !
Le
siège des sentiments perd ses secrets et son image progressivement. Oui, il est
possible de donner une explication rationnelle aux mouvements du cœur mais
serait-on capable de les reproduire en prenant l'énergie du corps ? Avec quoi
aimera-t-on si la science nous retire la symbolique de ce muscle ? Voilà deux
interrogations essentielles sur notre avenir ! Notre exis-tence ne dépend pas
seulement de l'ambiant, réchauf-fement de la planète, changement d'orbite ou de
pé-riode… elle résultera aussi de notre étant et de ce qu'on en fera
!
2ème extrait
Le
classeur posé sur le ventre, les mains le long des accoudoirs, la tête enfoncée
dans un coussin, les yeux mi-clos, je me laisse entraîner dans la méditation.
Tout, depuis ma naissance, me rappelle sans répit que je suis bicolore. Je
préfère ce qualificatif bicolore à tous les autres : mulâtre, métis, créole,
sang-mêlé ou bâtard. Sa connotation artistique, ou, disons neutre, est teintée
de malice et je suis enclin naturellement à dédramatiser les situations
délicates, comme celle-ci. Et puisque c'est moi qui l'utilise, j'ai le choix, je
ne m'en priverai pas. J'ai eu tant d'occasions d'entendre des maladroits buter
sur une bévue ou une incontinence verbale !
3ème extrait
Cette
lignée de Faye, ma couleur blanche, grêlée d'esclavagisme, me trouble. J'irai
chercher jusqu'aux broutilles de la vie de cet homme et de ses descen-dants !
Mes gènes ont-ils été marqués ? Je dois le véri-fier ! Ma curiosité et ma
sensibilité sont entaillées pro-fondément ! Je saigne ! Cette découverte
exhumée, je me suis adonné à la lecture. J'ai beaucoup lu, à satiété, au
détriment de mes activités professionnelles même. Polarisé par cette nouvelle
affection, virant au nerveux, j'arrivais tard et je repartais tôt, en courant,
du bureau. Bon ! Jeune ingénieur, on n'attendait pas de moi que je m'incruste.
Deux ou trois réflexions judicieuses par jour, sur des sujets sérieux,
suffisaient à me maintenir sur la bonne trajectoire. Pour me donner une
contenance de circonstance, je tournais à une cadence raisonnable les pages de
dossiers, les yeux fixés sur les lettres qui dansaient la farandole. Lorsque je
me réveillais, par à-coups, pour faire plus vrai, je fronçais théâtralement la
peau du front. Nous occupions plusieurs étages aménagés en plateaux paysagés,
ouverts sur les autres, avec des paravents en guise de parois et de la
végétation en pots. En fait, pensif au plus haut point, les cellules méningées
en fusion, j'organisais l'après boulot pour poursuivre l'assemblage de mon
puzzle qui occupait toutes mes soirées et même mes nuits. C'est en me sauvant,
en fin d'après-midi, que je ne me sentais pas très à l'aise, quand je laissais
mon directeur dans la position du fœtus sur son fauteuil, accablé par le poids
des affaires. Entrer et m'installer dans l'histoire de ma famille m'a imposé
de manipuler des tonnes de documents.
4ème extrait
J'embarquai à l'âge de treize ans comme mousse sur
l'Exotique, un négrier de deux cent trente tonneaux, un trois-mâts armé à
Nantes. Pour une capacité de transport de quatre cents esclaves, nous fûmes
qua-rante-sept marins, au départ, et un peu plus d'un tiers à découvrir le grand
large. Il fut nécessaire de nous amariner. Je gagnais peu d'argent, huit
livres par mois. Logé, sustenté et habillé sur le bateau, je pus laisser
l'intégralité de mon salaire à mon père. Je reçus une vareuse suffisamment ample
pour ne pas me bloquer lors de certaines manœuvres, une paire de pantalons trop
longs que je coupai à ma taille et des godillots en cuir épais, indéformables.
Chaque fois que je les portais, je souffrais le martyre, je préférais marcher
nu-pieds sur les planches ! Bien que l'industrie se développât rapidement,
j'entendis sur le pont que la condition des ouvriers à terre ne s'améliorait
pas, au contraire ! La Révolution s'était limitée à libérer les serfs, sans
tenter de secourir la multitude misérable qui encombrait les villes. Si les
marins furent correctement rétribués, ils avaient une activité extrêmement
éprouvante sur les négriers en particulier, qui s'aggravait du risque d'une
rencontre avec les Anglais. Les désastres de Trafalgar et de l'île d'Aix, pour
ne citer que ceux-là, les plus commentés du temps de ma tendre jeunesse,
refroidissaient mon allant quand j'y songeais. J'avais quatre et huit ans lors
de ces batailles ! Certains collègues auraient pu les vivre. Les tentatives
d'intimidations navales de la part des Anglais, dégénérant en salves, furent
fréquentes au large de Saint-Nazaire, ainsi que dans le golfe de Guinée.
Quand ils en avaient l'opportunité, pour diverses raisons, les matelots
désertaient. Leur salaire était versé en deux fois ; la moitié dans le bureau de
l'armateur, à l'embauche, et le reste au retour. Mon père avait déjà reçu cette
moitié de mes gages. En versant une partie du salaire, au départ, nos employeurs
calculaient fort mal, mais ils n'avaient pas d'alternative. Sur une
course, compte tenu des risques réels, il y avait beaucoup de pertes parmi
l'équipage. Comme tous les navires empruntèrent le même circuit ou à peu près et
que la demande en marins était soutenue, les hommes avaient l'option de changer
de bateau à l'occasion d'une escale. La surenchère était rude, d'autant plus que
la maladie et la mort s'en mêlaient.
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