EN CONFLIT AVEC SES RACINES
 
© Jean-Claude FAYE
 
Extraits
 
1er Extrait :
 
Je me suis installé au bural, pardon ! Au bureau. Celui de papa. Je l'occupe assidûment, depuis son départ, pour le plaisir de passer dans ses pas, ses attitudes et ses habitudes. Nos pensées se croisent là plus qu'ailleurs. Sur la hotte de cheminée, à ma droite, est accroché son autoportrait peint à l'huile, à partir d'une pose de profil. Je l'observe, à l'oblique, au-delà de mon verre de jus d'orange. Je mendigote son regard impossible à capter et je le regrette car nous affectionnions nous scruter dans les yeux en signe de défi amusé. Je l'adorais, mon père ! Il s'usa le cœur à me rendre cet amour. Avant de nous quitter, il eut recours à un cardio-logue, le docteur Cayla. Ce jeune et brillant spécialiste lui répara l'organe moteur, avec des prothèses. Je ne peux que le remercier de me l'avoir prolongé cependant je suis choqué, comment ose-t-on manipuler le cœur sans risquer d'affronter l'Inconnu ? Quelle effronterie !
Le siège des sentiments perd ses secrets et son image progressivement. Oui, il est possible de donner une explication rationnelle aux mouvements du cœur mais serait-on capable de les reproduire en prenant l'énergie du corps ? Avec quoi aimera-t-on si la science nous retire la symbolique de ce muscle ? Voilà deux interrogations essentielles sur notre avenir ! Notre exis-tence ne dépend pas seulement de l'ambiant, réchauf-fement de la planète, changement d'orbite ou de pé-riode… elle résultera aussi de notre étant et de ce qu'on en fera !
 
2ème extrait
 
Le classeur posé sur le ventre, les mains le long des accoudoirs, la tête enfoncée dans un coussin, les yeux mi-clos, je me laisse entraîner dans la méditation. Tout, depuis ma naissance, me rappelle sans répit que je suis bicolore. Je préfère ce qualificatif bicolore à tous les autres : mulâtre, métis, créole, sang-mêlé ou bâtard. Sa connotation artistique, ou, disons neutre, est teintée de malice et je suis enclin naturellement à dédramatiser les situations délicates, comme celle-ci. Et puisque c'est moi qui l'utilise, j'ai le choix, je ne m'en priverai pas. J'ai eu tant d'occasions d'entendre des maladroits buter sur une bévue ou une incontinence verbale !
 

3ème extrait
 
Cette lignée de Faye, ma couleur blanche, grêlée d'esclavagisme, me trouble. J'irai chercher jusqu'aux broutilles de la vie de cet homme et de ses descen-dants ! Mes gènes ont-ils été marqués ? Je dois le véri-fier ! Ma curiosité et ma sensibilité sont entaillées pro-fondément ! Je saigne !
Cette découverte exhumée, je me suis adonné à la lecture. J'ai beaucoup lu, à satiété, au détriment de mes activités professionnelles même. Polarisé par cette nouvelle affection, virant au nerveux, j'arrivais tard et je repartais tôt, en courant, du bureau. Bon ! Jeune ingénieur, on n'attendait pas de moi que je m'incruste. Deux ou trois réflexions judicieuses par jour, sur des sujets sérieux, suffisaient à me maintenir sur la bonne trajectoire. Pour me donner une contenance de circonstance, je tournais à une cadence raisonnable les pages de dossiers, les yeux fixés sur les lettres qui dansaient la farandole. Lorsque je me réveillais, par à-coups, pour faire plus vrai, je fronçais théâtralement la peau du front. Nous occupions plusieurs étages aménagés en plateaux paysagés, ouverts sur les autres, avec des paravents en guise de parois et de la végétation en pots. En fait, pensif au plus haut point, les cellules méningées en fusion, j'organisais l'après boulot pour poursuivre l'assemblage de mon puzzle qui occupait toutes mes soirées et même mes nuits. C'est en me sauvant, en fin d'après-midi, que je ne me sentais pas très à l'aise, quand je laissais mon directeur dans la position du fœtus sur son fauteuil, accablé par le poids des affaires.
Entrer et m'installer dans l'histoire de ma famille m'a imposé de manipuler des tonnes de documents.
 

4ème extrait
 
J'embarquai à l'âge de treize ans comme mousse sur l'Exotique, un négrier de deux cent trente tonneaux, un trois-mâts armé à Nantes. Pour une capacité de transport de quatre cents esclaves, nous fûmes qua-rante-sept marins, au départ, et un peu plus d'un tiers à découvrir le grand large. Il fut nécessaire de nous amariner.
Je gagnais peu d'argent, huit livres par mois. Logé, sustenté et habillé sur le bateau, je pus laisser l'intégralité de mon salaire à mon père. Je reçus une vareuse suffisamment ample pour ne pas me bloquer lors de certaines manœuvres, une paire de pantalons trop longs que je coupai à ma taille et des godillots en cuir épais, indéformables. Chaque fois que je les portais, je souffrais le martyre, je préférais marcher nu-pieds sur les planches ! Bien que l'industrie se développât rapidement, j'entendis sur le pont que la condition des ouvriers à terre ne s'améliorait pas, au contraire ! La Révolution s'était limitée à libérer les serfs, sans tenter de secourir la multitude misérable qui encombrait les villes. Si les marins furent correctement rétribués, ils avaient une activité extrêmement éprouvante sur les négriers en particulier, qui s'aggravait du risque d'une rencontre avec les Anglais. Les désastres de Trafalgar et de l'île d'Aix, pour ne citer que ceux-là, les plus commentés du temps de ma tendre jeunesse, refroidissaient mon allant quand j'y songeais. J'avais quatre et huit ans lors de ces batailles ! Certains collègues auraient pu les vivre. Les tentatives d'intimidations navales de la part des Anglais, dégénérant en salves, furent fréquentes au large de Saint-Nazaire, ainsi que dans le golfe de Guinée.
Quand ils en avaient l'opportunité, pour diverses raisons, les matelots désertaient. Leur salaire était versé en deux fois ; la moitié dans le bureau de l'armateur, à l'embauche, et le reste au retour. Mon père avait déjà reçu cette moitié de mes gages. En versant une partie du salaire, au départ, nos employeurs calculaient fort mal, mais ils n'avaient pas d'alternative.  Sur une course, compte tenu des risques réels, il y avait beaucoup de pertes parmi l'équipage. Comme tous les navires empruntèrent le même circuit ou à peu près et que la demande en marins était soutenue, les hommes avaient l'option de changer de bateau à l'occasion d'une escale. La surenchère était rude, d'autant plus que la maladie et la mort s'en mêlaient.