PREMIÈRES NOUVELLES
 
© Sylvaine BOIS - Bénédicte KREBS
 
 
Extrait de la première nouvelle du recueil
 
Fin de saison
 
 

 
 9 février 2018.
 
Je me lève comme chaque jour vers huit heures. Une bonne nuit de sommeil, j'ai bien fait de me retirer au cœur des montagnes, loin de tout finalement, pas de ville, pas de magasins, pas de foule, pas même de voisins. 
Quelques chalets à moins de trois cents mètres du mien, mais aucun n'est occupé.
Une petite appréhension quand même en ouvrant les volets… OUI il neige ! Il neige ! À l'image des gamins dans mon souvenir, je saute sur place, je trépigne, je participe à la chute de neige par une envie de danser. Puis après de courtes minutes, je me calme et je regarde sans bouger, dans ce silence particulier de bout du monde, la neige qui tombe régulièrement. J'avais oublié combien la vue des flocons pouvait me rendre heureux, pouvait procurer un bien-être instantané. Je décide de profiter de la journée, de la laisser s'étirer tout doucement jusqu'à la nuit, le nez collé contre les fenêtres. Je ne désire ni me faire connaître, ni écouter ce qu'en disent les médias, je veux juste savourer cet instant seul, ici, à Chandolin, village situé à 2000 mètres d'altitude, hier réputé pour être habité toute l'année, aujourd'hui quasi déserté toute l'année et demain ?
Je savoure la journée car je sais ce qui se trame dehors, bonheur égoïste. Pur bonheur. Je note sur mon ordinateur portable tout ce qui me traverse l'esprit. En plus bien sûr des annotations scientifiques nécessaires à toute expérience digne de ce nom, réussie ou non d'ailleurs.
 
 
10 février 2018
 
J'allume la TV dès le lever.
Tout se déroule comme prévu, les stations suisses sont toutes en cours d'enneigement, et la neige fera fi des frontières, les massifs français seront tout autant recouverts de cette belle poudreuse. Sur toutes les chaînes, la même UNE : la neige. Aucune autre info ne mérite de surpasser cette nouvelle, il neige. C'est fabuleux, inattendu, presque nouveau après neuf ans d'absence, presque miraculeux.
Seul hic, les matériels mécaniques sont inutilisables, rouillés, démontés, dépiécés. Point de remonte pente prêt à emmener skieurs ou simples curieux s'initier aux joies de la neige depuis les cimes des montagnes. Mais les villages montagnards reprennent vie. Je m'extasie de cette agitation que je peux suivre de loin. Je resterai silencieux encore quelques jours.
Je savoure ces instants, vraie victoire pour moi.
Seule ombre au tableau, ces engins des neiges qui ne fonctionnent plus et qui gâchent une partie de ce bonheur, enfin, cela ne devrait pas demeurer insurmontable. Ils devraient être réparés rapidement. La mécanique, c'est facile, à la portée de n'importe quel imbécile.
Faire tomber la neige, ça c'est un exploit, une prouesse scientifique.
Je consigne tout cela dans mon ordinateur, rien ne doit se perdre, ni résultat, ni ressenti.
 
 
11 février 2018
 
Ce matin, je décide d'une petite randonnée.
J'avais tout préparé, tout stocké pour une telle expédition. Je n'emporte pas mon ordinateur portable, je me contente de mon vieux cahier papier, témoin idéal pour l'extérieur froid et humide.
Je ne partirai que deux journées, juste pour voir, toucher cette neige sur des étendues plus vastes que le jardin attenant au chalet.
Je pars.
 
 
13 février 2018
 
Il fait froid. Je suis rentré hier soir, grelottant, affamé, affaibli et surtout heureux.
Des terrains, des pentes vierges de pas, d'une pure et merveilleuse neige.
La télévision n'annonce rien d'autre que cette neige, des enfants apprennent le mot Neige, la palpent de leurs petites mains partout en Europe et ceci grâce à moi. Neuf ans sans neige et c'est déjà des millions de bambins qui n'en n'avaient jamais vu pour de vrai, comme ils disent à leur jeune âge. Des skieurs plus nombreux chaque jour dévalent les pistes, pas vraiment stylés ni réellement bien équipés mais euphoriques, un sourire figé sur leurs lèvres : ils sont incrédules. Chacun pense en boucle : il neige, je marche dans la neige, je laisse des traces dans la neige.
J'ai froid.
Le chauffage connaît quelques faiblesses. Il n'est pas seul dans ce cas, ici ou là, les infos affichent des consommations d'énergie supérieures aux maxima enregistrés depuis douze ans.
Je me colle aux radiateurs, emmitouflé, les doigts engourdis si je travaille trop longtemps.
La télévision diffuse en continu des infos sur la neige, la renaissance des stations, sur les régions qui vivent du ski.
 
 
14 février 2018
 
Personne ne songe à la Saint Valentin ! Petite victoire supplémentaire pour moi.
Toute l'Europe a froid !
Quid  du reste du monde d'ailleurs ?
La télévision s'est arrêtée à midi… plus d'électricité, depuis j'attends que cela revienne !
Le feu crépite ou tente de crépiter, mais le tas de bûches plus décoratif que destiné à chauffer le chalet, ne me permet pas d'entretenir une bonne flambée.
J'archive toutes ces impressions sur mon ordinateur dont la batterie " grande autonomie " me promet plusieurs heures d'utilisation. J'ai des news via Internet : la neige et la coupure d'électricité semblent se propager de concert. Ennuyeux. Dîner : une conserve à même la boîte.
J'ai froid, je décide de me coucher tôt. Demain, l'électricité devrait être rétablie.
De mémoire, aucune panne n'a duré autant, et même ces dernières années aucune panne n'a dépassé le quart d'heure.
J'ai froid, je pense que c'est ce froid qui amplifie mon inquiétude.
Cette situation me rappelle une bande dessinée lue il y a plus de quarante ans.   " Le Transperceneige ", histoire d'un train, unique machine encore en action, emportant des survivants sur un monde enneigé endeuillé de froid, un train autoalimenté, condamné à rouler, dont les passagers deviennent fous les uns après les autres…. Bonne bande dessinée bien que le récit fut très angoissant, souvenir désolant.
Je vais dormir.
 
 
15 février 2018
 
J'ai refait les calculs : je sais déclencher la neige quand je veux, où je veux. Aucune erreur, tout fonctionne. La preuve, sous mes yeux, de la neige partout ! Je ne sais ni la stopper, ni arrêter sa progression. J'avais imaginé que la nature reprendrait le dessus au bout de quelques jours et que la neige cesserait de tomber d'elle-même, toute seule. Or ce n'est pas le cas. Sans doute est-ce la baisse de température directement liée à la quantité de neige qui ne permet pas l'arrêt des chutes de neige ? Ou alors le réchauffement de la planète qui fout tout en l'air ? Et à ça j'y peux quoi ? Je n'y suis pour rien ! La baisse de température ou le réchauffement de la planète ? Je réfléchis n'importe comment ! Ce raisonnement ne se tient pas ! Il ne vaut pas un clou. Je ne comprends pas, c'est tout !
Tout le monde voulait de la neige !
En voilà !
Oui trop, c'est sûr la prochaine fois je serai meilleur encore, je saurai doser.
Enfin, j'espère qu'il y aura une prochaine fois.
J'ai froid, j'ai faim de chaud !
Plus de batterie, plus d'Internet !
Je suis coupé du monde et je n'ai même pas annoncé mon expérience réussie.
Personne ne sait, ni ne soupçonne que je suis à l'origine de cette neige.
Je regarde le feu mourir, j'ai froid, je vais me coucher.
Je n'arrive plus à réfléchir, je suis si inquiet.
 
La suite de cette nouvelle est dans le recueil, ainsi que de nombreuses autres nouvelles palpitantes.