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Extrait I
La Pernelle
suivait ce qui se passait par la petite fenêtre de la chambre ; le bébé avait
réussi à s'endormir. En voyant Monsieur le Comte à terre, la domestique resta
hébétée, tellement choquée par la manière dont Aymon avait été assassiné qu'elle
en était déboussolée. Lorsqu'elle entendit les hommes entrer dans le
châ-teau, elle comprit qu'ils venaient pour l'enfant. Un sen-timent maternel
monta en elle. Elle qui s'occupait du fils d'Aymon depuis sa naissance. Il
fallait le protéger, le sortir de là. Elle pouvait bien le faire pour son
maî-tre… son maître près de qui elle avait grandi, son maî-tre qu'elle avait
aimé. Pernelle ne s'était jamais mariée et n'avait donc pas eu d'enfant. Tout
l'amour qu'elle portait à son maître, elle le reporterait sur ce bébé, qu'elle
continuerait d'élever chez le comte de Bollery - puisque ce dernier était l'ami
d'Aymon -. Elle le prit dans ses bras mais calcula vite qu'ainsi, el-le
n'irait pas loin. Son regard affolé se posa sur le lit de l'enfant et une idée
lui vint. Elle dissimula le bébé en-dormi sous son tablier et empoigna les draps
du berceau qu'elle mit en boule comme s'ils étaient sales. De Fisnay et ses
hommes, ne se doutant pas qu'elle cachait un nou-veau né sous cet amas de
textile, penseraient qu'elle se rendait au lavoir. Pernelle marcha d'un pas
mal assuré dans le couloir désert, marqua un temps d'arrêt avant d'entrer dans
le hall d'accueil. Elle hésitait, craignait que ces hom-mes ne découvrent sa
supercherie. Elle se composa un visage serein bien que tout en elle tremblait
d'effroi. En avançant dans la pièce où se trouvaient les assassins d'Aymon, elle
se demanda si elle n'était pas folle d'agir ainsi et si ces hommes n'allaient
pas la massacrer ! Fai-sait-elle bien de sauver le bébé ? N'aurait-il pas été
plus prudent de se sauver, elle. Et s'ils la torturaient pour avoir essayé de
les tromper, s'ils la violaient ! Un fris-son parcourut son corps. " Non… pour
Aymon, Per-nelle ! " s'encouragea-t-elle Tandis que, très angoissée,
elle passait près d'eux, de Fisnay expliquait à ses hommes qu'il fallait trouver
le bébé et le tuer. Quand ils remarquèrent la jeune femme, les soudards firent
un geste pour la saisir mais de Fisnay leur intima de ne pas brutaliser les
domesti-ques ; il pourrait les prendre à son service s'il décidait de vivre
quelques fois dans ce château. Pernelle n'en menait pas large.
Prudemment, elle traversa la pièce, mais lorsqu'elle aperçut l'épée san-glante,
celle qui avait tué Aymon, son Aymon, elle poussa un cri et s'enfuit dans la
salle à vivres. Là, elle s'arrêta un instant, comprit qu'elle n'avait pas été
sui-vie et soupira de soulagement. " Allez, courage ! " s'exhorta-t-elle. Et
elle continua d'avancer. Lentement, pour ne pas réveiller le bébé.
L'enfant était dans une position très inconfortable, aussi étira-t-il
bientôt ses petits bras. Il émit d'abord des gazouillis, puis des hurlements
qui, malgré les draps, résonnèrent dans tout le château. Le visage de Pernelle
se décomposa. De suite, se firent entendre les pas pres-sés des hommes du comte
de Fisnay. La jeune femme se mit à courir. Elle entra dans une chambre qui
com-muniquait avec un couloir, s'abattit sur la porte pour les empêcher d'entrer
mais comprit qu'à ce jeu, les hom-mes auraient facilement le dessus. Elle se
remit à courir, ses poursuivants sur ses ta-lons. Alors, elle lâcha les draps
qui la gênaient et les lança sur les hommes pour retarder leur progression.
Peine perdue. Une nouvelle porte. Un nouveau couloir. Une autre pièce. Elle
essayait de les perdre dans ce labyrinthe de salles, évitant les meubles, jetant
des chaises derrière elle, espérant les retarder. Elle connaissait bien la
dis-position des salles, eux non. Aussi y réussit-elle un moment.
Bientôt, elle aperçut l'escalier de la cuisine. Elle se sentit moins
effrayée ; dans la cuisine, elle serait en sécurité : la porte possédait un
madrier comme on en faisait parfois pour les entrées de château Pourquoi ? Elle
ne le savait pas. Peut-être manquait-il une porte et avait-on mis celle-là ? Peu
importait. Les hommes du comte de Fisnay auraient des difficultés à
l'ouvrir. De plus, il n'y avait qu'une entrée ; même s'ils faisaient le tour,
les soudards n'en trouveraient pas d'autres. Aussi survola-t-elle les marches
plus qu'elle ne les descendit. Dès que Pernelle fut dans la cuisine, elle
posa le bé-bé sur le plan de travail - sans penser qu'il pouvait tomber - ferma
la porte et rabattit la lourde poutre. Puis, pour plus de sécurité, elle poussa
la table contre la porte et la chargea de toutes les chaises qu'elle trouva et
de tous les coffres qu'elle put soulever. À peine avait-elle repris le bébé dans
ses bras qu'elle entendit les hommes cogner. Elle comprit trop tard qu'ils
étaient trop nombreux, qu'ils casseraient la porte en peu de temps. Bientôt
Pernelle vit, ou crut voir, la table bouger. Alors, elle se mit à trembler de
tous ses membres. " Pas d'autre ajour , pas d'autre ajour, se répétait-elle,
pour-quoi suis-je venue ici ? " Elle avait fait une grave erreur en croyant que
la cuisine la sauverait ! Et elle allait et venait, cherchait comment échapper
encore à ses pour-suivants, ne trouvait aucune solution à son cauchemar.
Désespérée, elle essaya de se résigner et d'attendre là ses meurtriers. Elle se
mit à prier, pour elle et pour l'enfant d'Aymon. Alors, les souvenirs lui
revinrent. Lorsqu'elle avait quatre ans, elle s'amusait avec Grégoire,
pendant que les serviteurs, il y en avait alors une dizaine, cuisinaient pour
les maîtres. Ils jouaient à cache-cache ou à trappe-trappe et empruntaient
souvent un souterrain qui menait aux écuries. Aymon, leur aîné de trois ans, le
leur avait montré. Où était ce passage ? Tant d'années s'étaient écoulées depuis
! Pernelle ne s'en rappelait plus. Elle se tourna dans tous les sens, ne vit que
la cheminée qu'elle avait allumée pour préparer le repas du maître dès le
coucher du bébé et les diffé-rents ustensiles de cuisine qu'elle n'avait pas
jugé utile de mettre sur la table, comme le mortier, les broches et les poêles.
Et toujours les hommes cognaient la porte, cette fois avec un objet
dur. Soudain, une des lattes de la porte se brisa. Son re-gard affolé se posa
sur l'ancienne entrée du souterrain. En lieu et place, il y avait le grand
coffre à victuailles. Il fallait le déplacer. Pernelle assit le bébé une fois de
plus sur la table de travail, près d'elle, plaça ses deux mains sur un côté du
coffre et poussa ; le coffre ne bou-gea pas d'un pouce. Elle essaya une deuxième
fois. En vain. De nouveau, l'angoisse monta en elle. Alors, elle chercha autour
d'elle ce qui pourrait l'aider. Ne trouva rien au début. Si, le balai ! Elle le
prit et, avec tout ce qu'elle avait de force, d'amour du bébé, d'instinct de
survie, elle essaya de s'en servir comme d'un levier. Le coffre se déplaça de
vingt-cinq centimètres. La porte craqua. Terrifiée, Pernelle se raidit pour
se faire plus mince, mit ses bras en l'air et le bébé au des-sus de sa tête, et
se faufila dans le souterrain. Heureu-sement elle était fine ! Elle se retrouva
dans le noir absolu et indisposée par l'odeur putride qui se déga-geait de cet
endroit. L'air était humide, les murs suin-taient. À tâtons, elle descendit des
marches de pierres, en monta d'autres ; à un moment, elle faillit tomber,
n'ayant pas vu la pente, repéra avec peine un endroit moins raide et sauta pour
l'atteindre. De justesse. La pauvre domestique entendait les hommes du comte
de Fisnay crier. L'un d'eux hurlait de débarras-ser l'entrée du coffre à vivres
et de s'engouffrer dans le souterrain. Et Pernelle priait qu'ils n'y arrivent
pas. Bientôt elle se cogna la tête sur le mur et poussa un cri de douleur. Elle
dut se baisser pour ne pas se cogner de nouveau, puis marcher à quatre pattes.
Le bébé ne disait rien, étonné sans doute de se trouver là. Quand elle
distingua une lumière, elle sut qu'elle s'approchait de l'écurie. Pernelle
déboucha dans un box vide. À toute vitesse, elle en sortit, butant même sur un
des carrés de foin que Grégoire avait préparés. Elle se retint d'une main à la
porte d'Aubère, le cheval préféré d'Aymon. Ce n'était pas un hasard : ce cheval
les sauverait. La jeune femme saisit la bride qui lui correspondait, accrochée
sur le mur juste à côté du box, et la lui ajusta. Elle allait lui mettre la
selle lorsqu'elle entendit les hommes qui s'apprêtaient à sortir du souterrain.
Alors elle songea à monter. Comment ? Sans étrier et avec un bébé dans les bras
! Il fallait agir vite. Elle prit le carré de foin, s'en fit un marchepied et
grimpa sur Aubère. Sur le cheval, après un signe de croix, Pernelle blottit
l'enfant contre elle et serra les jambes. Aubère partit au galop. Au même
moment, les hommes du comte de Fisnay débouchaient du souterrain et se
précipitaient à l'extérieur pour grimper sur leurs équidés déjà sellés. Pernelle
ne les vit pas, concentrée qu'elle était de ne pas tomber. Pour sortir de
l'écurie, Aubère fit un bond en avant et la jeune femme crut qu'elle allait
mourir. Elle agrip-pa la crinière à en arracher les crins, écrasa presque le
bébé sous elle et ferma les yeux. Peu à peu, elle s'habitua au galop rapide du
cheval et les rouvrit. Pour se donner du courage, elle s'énonça les consignes
que son père lui avaient données lorsqu'il lui avait appris à monter à cheval :
serrer les mollets, accompagner les mouvements d'Aubère avec le bassin et
maintenir les rênes tendues pour garder la direction. Mais son père lui avait
appris à chevaucher sur un grand percheron calme et habitué à tirer des
chariots. Aubère, plus vif, n'y ressemblait pas du tout ! Et, elle galopait à
cru pour la première fois ! Comment se stabiliser ? Elle n'y parvenait pas. Pire
encore : le bébé hurlait, l'empêchant de se tenir correctement et de diriger son
cheval. Soudain, l'enfant commença à glisser. Pernelle en eut des suées
froides. Elle lâcha les crins d'Aubère pour le rattraper et faillit tomber. Par
miracle, elle se redres-sa. Aubère maintenait son allure, prenait des virages
serrés. Chaque fois, la jeune femme croyait son heure et celle du bébé arriver.
Si jamais le cheval rencontrait un obstacle… Valait mieux ne pas y penser.
Pernelle parvint au village saine et sauve. Le cheval ralentit son allure et
elle réussit enfin à le diriger. Au même moment, la jeune servante entendit ses
poursui-vants derrière elle ; ils n'étaient pas loin. Devant des maisons
basses de couleur différentes, des étals de légumes et de poissons encombraient
la rue et Pernelle dut mettre, bien malgré elle, Aubère au trot. Des marchands
vantaient leurs marchandises, des ba-dauds les examinaient sans se soucier
d'elle. - Au secours, au secours, aidez-moi ! cria-t-elle aux personnes
qu'elle rencontra sur son chemin. Les gens eurent alors un premier élan pour
accéder à sa demande mais, reconnaissant, derrière elle, les hommes du comte de
Fisnay qui les terrorisaient, ils se renfermèrent chez eux. Désespérée,
Pernelle tenta de perdre les cavaliers en tissant une sorte de labyrinthe dans
les ruelles étroites ainsi qu'elle avait fait quand elle était poursuivie au
châ-teau. Elle prit, plusieurs fois, des rues perpendiculaires, réussit, non pas
à semer ses poursuivants, mais à les retarder. La jeune femme tourna bientôt
dans une ultime rue avant d'atteindre la sortie du village et aperçut un
cou-vent. Une jeune religieuse y entrait. - Ma Sœur, ma Sœur, attendez ! "
Merci, mon Dieu " songea-t-elle. Pernelle stoppa Aubère devant la religieuse
et lui tendit l'enfant : - Ma Sœur, sauvez-le ! S'il vous plaît, emmenez-le
loin d'ici ! La religieuse prenait à peine le bébé que les cava-liers
surgirent dans la rue. Pernelle talonna Aubère et repartit au galop vers la
forêt qu'elle distinguait tout près. Son but à présent. Au milieu des pins, des
chênes, au milieu des fourrés, elle pourrait se cacher. Il suffisait de
traverser un champ. Tout en galopant, terrorisée par les foulées des
che-vaux qui la poursuivaient, la jeune femme regardait fréquemment en arrière
pour vérifier qu'ils ne la rattra-pent pas. Aussi ne vit-elle pas à temps le
contrebas qui délimitait le champ. Surprise, la malheureuse tomba sur l'encolure
d'Aubère. Elle s'y accrocha désespérément. Mais sa chance l'avait quittée. Petit
à petit, elle glissa vers le sol et chuta sur une grosse pierre que son destin
fatal avait placée là.
Extrait 2
Le seigneur
leur avait prêté, sous réserve de corvée, une grande cuve. Elle se trouvait sur
la place. Aymeric arrêta sa charrette à proximité et des hommes forts, comme
Anthelme, transportèrent les comportes et y ver-sèrent le raisin. Puis ce fut
au tour de Renaud et de Hugues de se jeter dedans, les braies retroussées et les
chausses levées. Quelques-uns étaient rentrés chez eux prendre une vièle
et un tambourin, et nos deux amis se mirent à danser au milieu du raisin. Des
odeurs capiteuses les enivraient, aussi, quand ils eurent terminé, Anthelme et
deux autres villageois durent les soutenir pour les sortir de la
cuve.
Le soir
tombait, la lune avait chassé le soleil, mais on y voyait encore sans l'aide de
torches. Alors qu'il était trempé par deux seaux d'eau qu'Anthelme lui avait
lan-cés pour le dessaouler, Renaud vit arriver une dizaine de cavaliers. Tous
les villageois s'écartèrent pour les lais-ser passer ; certains se courbèrent en
signe de respect. Il s'agissait là du seigneur Thomas de Bollery, de sa fille
Constance et de leur escorte. Le comte de Bollery venait s'assurer que le
premier jour de récolte avait donné au-tant que ce qu'il espérait. En même
temps, il s'offrait une promenade avec sa fille. Quand Renaud aperçut
Constance, il la trouva très belle. Elle portait une cotte bleu roi à gros plis,
ceinturée de cuir, qui apparaissait sous un mantel qu'elle mainte-nait ouvert. "
Quel contraste avec la jupe de bure de Malvina ! ", pensa le jeune homme. Ses
cheveux blonds tressés en arrière dégageaient une figure aux traits fins, des
yeux bleus rieurs, et un sourire à faire fondre celui auquel il s'adressait.
Aucune fille du village ne l'égalait en beauté ! Le comte de Bollery lui
parut plus hautain. La cin-quantaine, les cheveux grisonnant, vêtu d'un habit
exa-gérément orné pour quelqu'un qui montait à cheval, fut-il seigneur
! Tandis que de Bollery s'entretenait avec son re-présentant, Pierre Michet,
la jument noire de Constance piaffait d'impatience. Ses oreilles se couchaient
en arriè-re, ses sabots tapaient violemment le sol. Constance la caressait et
lui parlait d'une voix douce. Les villageois observaient leur seigneur ; Renaud
n'avait d'yeux que pour la damoiselle. Aussi en reculant un peu, embron-cha-t-il
le tambourin que son propriétaire n'avait pas encore rangé. Le bruit de
l'instrument qui tombait lui sembla raisonner dans tout le village. Le seigneur
sus-pendit sa conversation. La jument de Constance hennit. Se cabra. Constance
se retint aux rênes et tenta de la calmer. Renaud se précipita vers
l'animal. - Holà ! fit-il en essayant de saisir sa bride. Tout doux, tout
doux ! La jument s'apaisa. Renaud flatta son encolure, Constance retrouva son
équilibre. - Merci, dit-elle en lui tendant sa main. Alors que Renaud,
tout heureux, allait la baiser, Thomas de Bollery avança son cheval. - Tu as
vu ce que tu a failli faire, manant ? Fais un peu attention ! Constance
protesta. Ce jeune homme avait voulu lui éviter une humiliation ! Son père ne
l'écouta pas et écarta Renaud d'un geste brusque. Puis il fit un signe à sa
troupe et toute cette noblesse s'éloigna. Ne restèrent que les villageois
ébahis par ce qui ve-nait de se passer. Renaud était parti, mécontent, en
direc-tion de la ferme. Anthelme le rejoignit. - Reste avec nous. Tu ne vas
pas t'émouvoir pour si peu ! Allez viens. Anthelme le raccompagna jusqu'à la
place. Les villageois commençaient leur première soirée de fête des vendanges.
Il y en aurait deux autres ; les vendanges devaient durer trois
jours.
Extrait 3
Aëlys pleurait. Colin ne supportait pas de la voir en larmes.
Il sécha ses yeux rougis et attira sa sœur tout contre sa poitrine, dans une
illusoire tentative de ré-confort. Il ne réalisait pas encore, il ne pouvait que
re-garder autour de lui, hébété, ce qui avait été quelques minutes plus tôt son
univers, sa vie, et qu'il ne recon-naissait plus. Du village, il ne restait que
ruines et cen-dres virevoltant dans le vent. Par endroits, des flaques de sang
contrastaient avec la couleur des maisons in-cendiées. Des poules et des
cochons, rescapés des éta-bles, y pataugeaient. Il ouvrit sa main : elle
contenait encore quelques glands qu'il avait ramassés au pied du grand chêne,
comme à l'accoutumée, attendant que sa mère les rap-pelle, Aëlys et lui, pour
partager le repas de midi. Que s'était-il passé ensuite ? Il n'arrivait pas à
bien coor-donner ses pensées. Il se souvenait d'avoir été attiré par le bruit
d'une galopade, puis de cris de guerre ou de douleur, ou des deux en même temps,
peut-être, et de sa course folle vers le village, entraînant Aëlys par la
main. En approchant, il avait senti la fumée Le feu ? Non, il y avait aussi
ces cris, et tout ce brouhaha ! Il avait stoppé sa course en arrivant sur la
crête, en comprenant ce qui se passait, là, à portée de voix. Des barbares,
surexcités, galopaient partout, mettaient le feu aux maisons, cassaient les
barrières et massacraient ses amis, ses copains de jeu, et aussi tous les
parents qui ne travaillaient pas aux champs. Colin avait été tétanisé de
frayeur. Il était encore sous le choc, mais des pensées peu agréables lui
arri-vaient par instants, accroissant encore son désarroi Pourquoi n'était-il
pas reparti chercher son père et les hommes valides pour les avertir du danger ?
Son père aurait su tenir tête à l'envahisseur. Colin le savait ! Ils étaient
arrivés trop tard et s'étaient imprudemment jetés sans armes dans la bataille. À
cause de lui ! Quelques braves paysans avaient esquissé un semblant de
résis-tance avec leur houe. Mais que faire contre ces lances s'enfonçant dans
les ventres sans protection et ressortant dans le dos, sanguinolentes ? Contre
ces lourdes épées aussi tranchantes que des rasoirs qui coupaient autant les
membres que les têtes, ces flèches, ces mas-ses d'arme... Devant ses yeux,
Colin voyait sa mère se débattant contre deux soudards, deux monstres qui
l'avaient violée à tour de rôle. Il voyait aussi son père luttant bra-vement
pendant plusieurs minutes et réussissant, comme par miracle, avec sa seule
houe, à couper trois têtes barbares avant de succomber, la poitrine défoncée. Il
n'arrivait pas à éloigner de lui ces images horribles. Les mains jointes, il
regardait le ciel, priait Jésus de les aider, lui demandait pourquoi il avait
laissé les barbares rayer de sa vie tout ce qu'il connaissait. Et Aêlys ?
Effrayée, elle avait, dès le début du car-nage, agrippé son corps, mais dans sa
douleur, il n'avait pu l'empêcher d'assister à ce massacre. Que ressentait-elle
? Elle continuaient de pleurer, serrant tout contre elle une poupée de chiffon
qu'elle ne quittait jamais. Il se sentait responsable du sort de sa sœur et,
bizarrement, toute cette horreur passa au second plan. Il se secoua. - Ne
pleure pas, Aëlys, la consola-t-il. Tu verras, on va se débrouiller. D'abord, je
vais essayer d'attraper une géline , comme ça, on pourra manger. Je sais faire
du feu, papa m'a appris. Apercevant une poule qui caquetait entre les
cada-vres, il s'en s'approcha doucement. Le plus près possi-ble. L'animal
s'éloigna. Il essaya à nouveau de la saisir. En vain. Le manège dura plusieurs
minutes ; lassé, Colin finit par abandonner. Il alla voir s'il pouvait prendre
quelques œufs, mais tout avait brûlé. Il dut se résigner. Prenant son rôle de
grand-frère au sérieux, il se dit qu'il fallait trouver rapidement une maison
accueillan-te. Au moins pour la nuit. Il pensa au père Richaud et à sa femme,
ceux du village voisin au pied de la colline. Ils connaissaient la famille.
C'est là-bas qu'ils devaient aller ! - Partons d'ici, soupira-t-il. Viens,
Aëlys ! La petite fille s'accrocha à Colin et ils s'engagèrent sur le chemin
qui menait à ce village. Resteraient-ils chez les Richaud ? Le couple avaient
déjà cinq enfants, les accepteraient-ils ? Submergé de pensées pessimis-tes,
Colin n'y croyait pas. Oui, ils passeraient la nuit là-bas, mais après ? Ou
aller ? Son père parlait souvent d'un grand port, Marseille, où les bateaux de
contrées étranges déposaient des tissus et des objets inconnus. Il connaissait
d'ailleurs quelqu'un qui habitait là-bas. Peut-être pourrait-il les aider.
Comment s'appelait-il déjà ? Il ne se rappelait plus. Pourquoi ne pas s'y rendre
? S'il ne le trouvait pas, il s'engagerait comme mousse. Mais, Aëlys,
pourrait-elle le suivre ? Ah, pourquoi n'étaient-ils pas morts tous les deux
avec leurs amis, avec papa et maman ? Aëlys, elle, semblait oublier, au fur
et à mesure qu'ils marchaient, ce qu'il s'était passé. Bénéfice du jeune âge
propice à mettre au second plan les aléas de la vie. Elle se détacha de la main
de son frère et se mit à gambader devant lui, lançant sa poupée de chiffon en
l'air, puis la rattrapant. - Ne t'éloigne pas trop ! lui cria
Colin. Il pressa le pas afin que sa petite sœur reste dans son champ de
vision. C'était lui maintenant qui était res-ponsable d'elle. Il devait la
protéger. D'abord réfléchir au présent. Combien de lieues y avait-il pour
aller à Marseille. Il ne le savait pas. Si ! Plusieurs jours de
charrettes, se rappelait-il vaguement. Une petite brise s'était levée, elle les
poussait en avant. Bientôt, ils arriveraient chez les Richaud. D'ailleurs, il
apercevait déjà le clocher de l'église du village. - Aëlys ! cria-t-il. Reste
avec moi. Quelque chose le perturbait. Il ne savait quoi. Plus il marchait,
plus il sentait que ça n'allait pas. Qu'est-ce que c'était ? Oui, c'est ça,
le silence ! Un silence qui résonnait tellement qu'il était anormal. Il eut
alors une sorte de pressentiment. Pourquoi n'entendait-il pas le remue- ménage
qui habite un village plein de vie, pourquoi ne voyait-il pas les hommes dans
les champs ? De nouveau des cadavres, des mares de sang, des maison brûlées.
Il se dirigea avec sa sœur chez les Richaud tout en sachant ce qu'il trouverait.
Il ne se trompait pas. Ils étaient là, gisant sur le sol, le père la tête
tranchée, la mère les jupes soulevées, et les enfants nageant dans leur sang. À
côté d'eux, le curé qui avait subi le même sort. Il agrippa sa sœur pour lui
cacher cette vision cau-chemardesque mais cette fois encore elle avait tout vu ;
hébété, il n'avait pas été assez rapide. Leur maison semblait avoir été
épargnée. Avec Aëlys, il y entra. Tout avait été saccagé, brûlé ou détruit : la
table avec ses tréteaux, le coffre à habit et les braies, chainses, cottes,
pelissons, pèlerine épars dans toute la pièce, certains déchirés, les ustensiles
de cuisine cassés. Colin décida de rester malgré tout, au moins pour la nuit.
- J'froid, grogna la petite fille qui n'avait sur elle que sa robe bleu
ciel. " C'est vrai, se dit Colin, il gèle ". Lui non plus n'était pas bien
couvert. Des braies, une chemise et des sabots. Leurs autres vêtements avaient
brûlé avec la maison. - Assis-toi et serre-toi contre moi, je vais te
ré-chauffer. Colin n'osait pas s'emparer des habits des morts. Il craignait
que ça ne porte malheur. Ils restèrent enlacés l'un contre l'autre un bon
moment. - J'faim, murmura soudain Aëlys. Lui aussi avait faim, mais ce
soir, ils devaient se résigner. - Mords le bras de ta poupée, conseilla-t-il,
ça t'apaisera peut-être. C'était un bon conseil. Aëlys s'endormit peu après.
Colin, lui, resta longtemps éveillé. Il pensait aux barbares qui, brandissant
des torches, embrasaient les mai-sons, violaient les femmes, tuaient les
enfants. Que faire d'autre, que de se cacher ? Il n'avait pas voulu exposer
Aëlys, ni lui même en y repensant. Était-il couard ? Il s'en voulait tellement !
Finalement, après plusieurs heures de combats inté-rieurs, il s'endormit.
Pas longtemps. Un cri strident le réveilla en sursaut. C'était sa sœur. Elle
hurlait, se dé-battait contre quelque chose qu'il ne voyait pas. Effrayé, il la
secoua. - Aëlys, Aëlys, c'est moi, Colin. La petite fille ouvrit les yeux,
se calma et se rendormit aussitôt. Colin resta éveillé jusqu'au matin. Quand
le jour pénétra dans la maison, la ferme résolution de partir à Marseille pour
trouver du travail comme mousse s'était forgé dans son cœur.
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