Extrait du chapitre
1
En ce
mois de septembre où l'automne commence à annoncer sa couleur auburn, sur un
sentier sableux traversant d'innombrables bâtiments aux murs gris, deux femmes
s'époumonent dans une course effrénée. Un jogging en plein après-midi ? Non. Ce
qui motive leur précipitation provient de cette fumée épaisse et menaçante qui
s'élève dans le ciel et semble provenir du quartier pavillonnaire non loin. La
première, un peu boulotte, a devancé son amie de plusieurs mètres. Elle est
habillée d'un jean et d'un pull-over rouge. Avec inquiétude, elle ne quitte pas
des yeux ces flots de nuées sombres qu'elle entrevoit au loin derrière le centre
commercial et vers lequel elles se dirigent à présent. La deuxième, vêtue d'une
jupe, malgré le froid automnal qui se fait déjà mordant, peine, malgré son
allure plus mince et sportive, à suivre le pas pressé de son amie. Car ce qui
pousse la première à se hâter est une violente appréhension. Une angoisse qui
lui étreint la poitrine. En effet, ce panache de fumée noire qui monte
devant elle provient de la zone d'habitation où elle vit depuis déjà deux ans
avec son père Claude et sa belle-mère Héloïse.
Quand
elles arrivent enfin, essoufflées sur les lieux du sinistre, elles aperçoivent
des véhicules de police, un camion de pompiers ainsi qu'une ambulance, garés
devant une petite maison carbonisée. L'instinct n'avait donc pas trompé la
pauvre femme paniquée. C'est bien de son pavillon que s'échappe ces émanations
obscures. Elle s'appuie sur la clôture d'une propriété voisine et semble
suffoquer tant elle a du mal à réaliser ce qu'elle voit.Son amie, toute
haletante, la rejoint alors.
- Mon
Dieu ! Chloé !
La
Chloé en question n'écoute plus. Elle se redresse et s'avance vers les voitures
pour regarder le spectacle désolant qui s'offre à ses yeux.Le foyer douillet et
coquet qu'elle appelait son " château " est désormais méconnaissable. Dépourvus
de leur toit, les murs sont calcinés, les fenêtres brisées comme si une
puissante explosion les avait violemment propulsées à des kilomètres au loin.
Un
homme, dans la foule de policiers et d'ambulanciers réunis devant le lieu du
drame, devine, en voyant Chloé s'approcher avec son teint livide et ses yeux
exorbités, qu'il s'agit d'un des habitants de cette demeure. Il se précipite à
sa rencontre.
-
Mademoiselle ! S'il vous plaît !
Chloé semblant marcher dans un monde flou, n'entend
pas son amie qui intervient pour lui saisir le bras.
-
Chloé ! Je t'en prie !
Chloé
réussit à balbutier quelques mots sur un rythme saccadé.
-
Qu'est ce que… qui s'est passé ?
L'homme s'approche d'elle. Chloé y jette un œil
distrait. Il porte les cheveux roux très courts, un regard noir et froid, un
visage très pâle impeccablement rasé. Il est habillé d'un imperméable bleu nuit.
Après
un bref instant, l'attention de la jeune femme est de nouveau attirée sur les
ruines de son " château ".
-
Commissaire Nicolas Karchenkov ! Nous n'en savons rien, répond l'homme d'un ton
neutre. Il semblerait pour l'instant qu'il s'agisse d'une explosion de gaz. Vous
habitez ici ?
Chloé
ne répond pas et ne quitte pas la scène des yeux. Le commissaire interroge
silencieusement l'autre femme qui approuve de la tête.
- NON
!
C'est
un cri strident que vient de lancer Chloé en apercevant quelques ambulanciers
sortant de la maison avec des masques. Ils portent un brancard sur lequel repose
une forme entièrement recouverte.Des larmes coulent des yeux de la jeune femme.
Elle essaie de se précipiter vers le brancard, mais sa collègue la retient. Avec
une force insoupçonnée, elle parvient malgré tout à se dégager de l'étreinte de
cette dernière. Un ambulancier vient lui prêter main forte et retient
Chloé.
- Laissez-moi ! Je veux voir
!
- Non
! Mademoiselle ! Je vous assure qu'il vaut mieux ne pas le voir. Il n'a pas
souffert !
- Il
?
C'est
donc Claude, son père, qui gît mort sur le brancard.
Son
amie se précipite et la contraint à reculer.
-
Chloé ! Ne restons pas là !
- Je
ne comprends pas, Nilgun ! Comment est-ce possible ?
- Je
sais, Chloé ! Je sais ! C'est tellement horrible ! Je suis désolée
!
Chloé
ne peut plus rien dire. Les sanglots l'étouffent. Elle finit par se réfugier
dans les bras de Nilgun pour se laisser enfin aller sur son
épaule.
Un
peu plus tard, les brancardiers sortent un autre corps. C'est celui d'Héloïse,
la seconde femme de son père. Comment un tel drame a-t-il pu se produire
?
-
Viens, Chloé !
-
Mademoiselle ?
Le
commissaire revient vers les deux femmes et les scrute d'un regard professionnel
puis il s'adresse à Chloé avec un ton qui se veut maîtrisé mais qui exprime une
certaine douceur.
-
Sachez que je suis désolé de ce qui vous arrive. Néanmoins, nous allons être
obligés de nous revoir, vous vous en doutez. Vous pourrez vous faire assister
par votre amie si vous le désirez.
Il
regarde Nilgun qui hoche la tête.
- Je
l'accompagnerai, lui assure-t-elle.
- Je
vous conseille de l'éloigner d'ici !
Nilgun ne répond rien. Elle prend Chloé par la main
et l'entraîne. Celle-ci la suit sans résister. Comme engourdie par l'onde de
choc qui vient de la frapper. Elle ne réalise d'ailleurs toujours pas ce qui a
pu arriver. Une journée de travail banale, des enfants plus ou moins calmes à
gérer, les conversations avec les collègues et la réunion d'organisation et de
planification des tâches au centre de rééducation pour enfants où Nilgun et elle
sont auxiliaires puéricultrices. Et voilà la tuile ! Un malheur que rien ne
pouvait laisser présager lui tombe dessus. Une fuite de gaz ? C'est impensable !
Comment son père et Héloïse sa compagne auraient-ils pu être négligents de la
sorte ? Eux qui étaient si responsables !
- Mon
Dieu ! Maxime !
Quatre heures et demie sonnent au clocher de
l'église du quartier. Le vent de septembre entraîne le son monocorde des cloches
jusqu'au square où se tiennent maintenant Chloé et Nilgun, les tirant
brusquement de leurs sinistres méditations.
- Il
faut aller chercher Maxime !
-
Nous allons le ramener ici et lui expliquer la situation, propose
Nilgun.
- Je
dois le rendre à son père ! C'est lui, le seul responsable à
présent.
- Je
demanderai à mon frère Ramazan de nous y conduire et je viendrai avec toi.
Sans
répondre, Chloé acquiesce, se lève et part en direction de l'école. Nilgun la
suit anxieuse et surtout triste. La scène l'a marquée, elle aussi. Elle connaît
Chloé depuis deux ans, à l'époque où elles sont entrées au centre de
rééducation. Elle passait souvent au pavillon visiter Chloé et sa famille et
entretenait de bonnes relations avec Claude, le père de Chloé et Héloïse la mère
de Maxime. Ce couple recomposé respirait le bonheur et Chloé agissait vraiment
comme une grande sœur avec Maxime.L'école maternelle se situe sur la place de
l'église. Un long portail couvert de peinture blanche effritée à certains
endroits, marque la limite d'un petit espace ouvrant sur une bâtisse plein pied
aux couleurs gaies.
Quand
Chloé et Nilgun arrivent, les portes sont déjà ouvertes et une meute d'enfants
excités rejoint déjà les parents qui attendent sur le trottoir. Nilgun et Chloé
cherchent un instant, dans cette marée d'enfants, le jeune Maxime. Nilgun
aperçoit enfin le chérubin en question, élancé pour son jeune âge et un peu
grassouillet, blond, bouclé, aux yeux noirs et rieurs. Maxime aussi voit la
jeune femme et son visage se fend d'un sourire radieux qui découvre de
minuscules dents blanches. Il accourt vers elle les bras
tendus.
-
Ouais ! Nilgun !
-
Bonjour, mon poussin !
Il
l'embrasse et reste accroché à son cou. Elle jette un regard compatissant sur
son amie. Chloé va incontestablement se retrouver toute seule, quand il sera
chez son père car c'est à lui seul, à présent, que revient l'autorité parentale.
Maxime est en effet le fils de sa belle-mère Héloïse, né d'un précédent
mariage avec un nommé Thierry Tusson, issu d'une famille aisée dont le père,
chef d'une grosse entreprise du bâtiment, a réussi à gravir les marches de
l'échelle sociale.
Sans
rien ébruiter du drame devant l'enfant occupé pour l'instant à chahuter avec ses
copains qui sortent avec lui de l'école, elles l'emmènent dans le square où
elles se trouvaient tout à l'heure. Chloé essaye de reculer le moment des aveux.
Elle le regarde s'amuser sachant bien que ce qu'elle va lui dévoiler va changer
cette insouciance en larmes et transformer cette belle journée en cauchemar.
Mais comment éviter l'inéluctable ?
Lorsqu'elles arrivent au parc, Chloé et Nilgun
laissent Maxime rejoindre les autres enfants pour qu'il joue, une habitude qu'il
entretenait avec sa mère.- Qu'est ce que je vais devenir Nilgun ? Comment
vais-je lui annoncer ? Je ne veux pas le voir pleurer !
- Il faudra bien qu'il l'apprenne tôt ou tard
!
- Il
a de la chance, il a encore son père ! Enfin, si on peut nommer ça, un père !
Chloé a, en effet, entendu et constaté des choses peu correctes de la part de ce
Thierry Tusson vis-à-vis de son fils.
Selon
les dires d'Héloïse, c'est un " vrai con " qui vit aujourd'hui avec sa compagne,
Carole, dans une coquette demeure au nord de Paris. Il aurait, paraît-il, été
particulièrement odieux avec Héloïse après leur séparation, au point de demander
à un complice de lui lancer des appels anonymes et choquants pour s'en servir
contre elle afin de lui retirer Maxime. De plus, à la suite de ses gardes de
l'enfant, il ramenait toujours le petit, malade et étrangement perturbé sans
pour cela avoir daigné appeler un médecin. Pour finir, il s'en servait tel un
objet de chantage pour attaquer Héloïse, la menaçant sans arrêt de ne pas le lui
rendre.Tous ces évènements se sont passés au temps où Héloïse vivait seule, bien
avant qu'elle ne rencontre Claude, le père de Chloé. Celui-ci a d'ailleurs fait
cesser ce manège très vite lorsque la jeune femme est venue s'installer avec son
fils au pavillon. Pourtant, malgré les plaintes déposées, le père de Thierry,
ayant des amis haut placés, a, chaque fois, su tirer son fils d'embarras. Bref,
un vrai crétin en somme.
Cinq
heures. C'est l'heure de rentrer " à la maison " pour Maxime. L'enfant s'avance
vers les deux jeunes femmes.
- On
part quand ?
Chloé
sent ses yeux se remplir de larmes. Elle ravale un sanglot qui lui monte dans la
gorge, attire l'enfant et l'assied sur ses genoux. Maxime regarde Chloé de
ses belles prunelles noires. Il la fixe un instant puis prend soudain un air
soucieux comme s'il flairait quelque chose de non habituel.
-
Maxime ! Il faut que tu saches. Nilgun et moi sommes rentrées après le travail
et… Chloé recherche désespérément l'aide de Nilgun qui se sent aussi
impuissante qu'elle.
- Et
après ? s'enquiert-il, anxieux.
Malgré son jeune âge, sa sensibilité innée le rend
capable de lire entre les lignes.- Il … il y a eu le feu chez nous, mon ange
!Maxime prend une expression terrifiée.- Et maman ? Elle est où ? À l'hôpital
?Chloé ne peut plus continuer, c'est trop dur ! Sa gorge est serrée, prise dans
un étau d'acier. Elle parvient juste à articuler :
- Mon
poussin ! Maman est partie au ciel avec tonton Claude !
-
Maman est morte ? s'exclame le petit avec une voix déchirante.
Chloé
ne répond rien et l'étreint dans ses bras. Il a compris, pourquoi en rajouter ?
Maxime pleure alors sans cris, ni gémissements, le visage niché dans le cou de
sa grande sœur.
-
Écoute, dit Nilgun à Chloé. Cette nuit, vous allez dormir chez moi et demain,
avec mon frère, on l'emmènera chez son père. Ensuite, tu vivras avec moi le
temps de trouver une solution. On va s'arranger. Je ne vous laisserai pas tomber
!
Chloé
se tourne vers Nilgun, reconnaissante.
-
Merci Nilgun ! Merci ! Maxime, lui, ne dit mot.
Il se
serre davantage contre Chloé comme s'il voulait qu'elle le retienne. Ils dorment
donc ensemble cette nuit-là sur un canapé convertible chez Nilgun. C'est surtout
Maxime qui s'est effondré, ivre de sommeil, épuisé par cette journée éprouvante.
Chloé, elle, a passé une nuit blanche à repenser à ce drame.
Le
lendemain, Nilgun appelle Ramazan son frère pour qu'il les dépose en voiture
chez le père de Maxime.Chloé n'est pas bien. Elle et Maxime n'ont rien mangé le
soir du drame ni ce matin. Elle a un mauvais pressentiment mais préfère ne s'en
ouvrir à personne. Et encore moins devant le petit.
C'est
en début d'après-midi que Ramazan, un jeune homme athlétique, aussi brun et
basané que sa sœur et au regard plus noir que la nuit, vient les chercher. Chloé
sent une ferme résistance en tirant Maxime par la main. Elle comprend qu'il n'a
pas envie de voir son père. Mais que peut-elle faire ?
Dans
la voiture, ils n'échangent pas un seul mot. Maxime, lui, est comprimé à
l'intérieur, la gorge sèche et serrée par une angoisse incontrôlable. Tout va
trop vite. Il préférerait cent fois rester avec Chloé. Pour ses petites épaules
d'enfant, c'est une épreuve presque insurmontable.
Au
bout d'une demi-heure de route, ils arrivent enfin devant la demeure de Thierry
Tusson, une grande maison avec un étage et une terrasse entourée d'une rambarde
joliment décorée de plantes vertes. Le père de l'enfant qui devait surveiller
leur arrivée depuis la veille s'extrait, comme mû par un ressort, de la porte
d'entrée. C'est un grand échalas tout sec d'un mètre quatre-vingt au moins,
blond cendré, avec des cheveux très courts et un regard noir peu enclin sur une
peau trop blanche.
À peine a-t-on posé les yeux sur cet individu qu'on
peut sentir tout de suite en lui, tout ce qu'il y a de plus antipathique au
monde.Chloé, le cœur gros, sort du véhicule en prenant Maxime dans ses bras. Le
père se dirige vers eux très mécontent.
-
Qu'est-ce que ça signifie ? C'était hier qu'il fallait me le ramener ! Je
devrais porter plainte contre vous !
-
Nous n'étions pas en état de…
- Ce
n'est pas une raison ! C'est moi le père, coupe Thierry d'un ton
tranchant.
-
Écoutez… sa mère vient …
-
Mademoiselle ! Vous venez de faire votre devoir. C'est bon ! Vous avez beaucoup
de chance, je pourrais me montrer moins clément. Au revoir !
Sur
ces mots, il empoigne le bras de Maxime et le tire sans douceur vers le portail
de son pavillon duquel apparaît cette fois-ci à l'entrée, une petite femme
blonde toute maigre. Ce doit être Carole, sa compagne. Dans la voiture, Nilgun
et Ramazan sont choqués par les propos de cet homme sans cœur.
- Non
mais t'as vu ce connard ! Il n'a même pas présenté ses condoléances à Chloé pour
la mort de son daron ! s'exclame le jeune homme.
Nilgun ne répond pas. Néanmoins, elle
approuve ce que dit son frère d'un hochement de tête en fixant avec mépris cette
maison d'apparence si jolie mais pourrie de l'intérieur.
Ils
regardent ensuite tous trois avec pitié, l'enfant se débattre avec un désespoir
poignant en tendant ses mains vers Chloé, le visage rouge inondé de larmes,
disparaître définitivement avec son père et la blondasse dans la maison. Une
nouvelle vie commence pour Maxime et elle ne présage rien d'agréable pour
lui.
-
Vas-y, réplique de nouveau Ramazan furieux. Il me fait trop mal au cœur, ce
gamin ! Faut pas que je le croise dans la rue, son sale bâtard de père là
!
-
Ramazan ! Calme toi ! le reprend sa sœur.
Chloé
entre dans la voiture et, durant le retour, laisse enfin libre cours à son
désarroi. Elle est vraiment seule à présent.
Un
mois plus tard, Chloé habite toujours avec Nilgun dans un petit studio parisien.
Elle doit apprendre désormais à voler de ses propres ailes. Elle a eu par la
suite, en se rendant régulièrement au commissariat, des nouvelles terrifiantes
concernant l'enquête menée sur la mort de son père et d'Héloïse. Le commissaire
Karchenkov, qui est chargé de l'affaire, est un obstiné qui ne lâche pas
facilement le morceau. Selon le rapport des experts, il s'avère qu'il y avait
dans la maison une forte odeur d'essence, ce qui a mené à une investigation plus
approfondie. Lors de l'autopsie des corps, le médecin légiste a
retrouvé sur les tissus les moins endommagés, des empreintes digitales
malheureusement incomplètes, des traces de lutte et même des impacts de balles.
Le
commissaire a convoqué de ce fait, Thierry Tusson qui, de par ses griefs passés
avec le couple, devenait suspect. Heureusement pour lui, sa femme Carole lui a
servi d'alibi. L'officier de police a conclu, mais sans grande conviction, à un
crime crapuleux de rôdeur. Sans preuves supplémentaires, il est obligé de
classer l'affaire.
Cela
dit, le commissaire Karchenkov est patient. Il sait que tôt ou tard, Thierry
Tusson fera un faux pas et ce jour-là, il sera là pour le cueillir car c'est
lui, le coupable, ça ne laisse aucun doute. Et c'est le jour des funérailles de
son père et de sa belle-mère que Chloé apprend qu'ils ont été en réalité
assassinés. Cette révélation cruelle ne peut que présager un avenir qui risque
d'être plus tourmenté encore par de nombreuses questions sans
réponses.
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