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AU PIED
DES COLLINIÈRES
d'Orazio
TORINO
Début
soixante-quatre.
L'hiver, pourtant si
discret dans le sud de la France, tarde à se retirer. Et marque encore son
obstination d'une pluie fine et froide. Au loin, les phares d'une voiture
déchirent la pleine obscurité. Et s'approchent à vive allure du château très
éclairé du comte de Saint-André. Dans la cour, une demi-douzaine de
véhicules occupe dé-jà la place. Maximilien Sauvin s'empresse de garer sa
Traction, car il est en retard. Sur le parvis inondé d'une lumière intense,
un majordome, ganté et tout amidonné, l'œil vide et hautain, accueille Sauvin
avec une froideur de maton. - Bonsoir Docteur ! Monsieur le Comte vous
attend. Je vous prie de bien vouloir me suivre, dit le majordome d'une voix sûre
et monocorde. Sans répondre, Maximilien lui emboîte le pas. Le vestibule,
cossu et spacieux, étale sans vergogne toute son opulence. Comme par
provocation. Sans doute sert-il à annoncer à tous les visiteurs que d'autres
richesses les attendent plus loin. Une sorte de sas
d'accoutumance. Maximilien a le privilège de connaître les lieux. D'abord,
ses yeux se poseront sur des tableaux de maîtres et des icônes faites d'or et
d'argent qui, se juxtaposant, dévorent les murs devenus trop petits. Puis ils
glisseront sur le sol marbré où s'écrasent lourdement deux fauteuils ventrus.
Enfin, ils heurteront un guéridon couvert d'une soie diaphane dont la forme
orientale brise la géométrie parfaite de la pièce. Main-tenant, l'exploration
mémorielle de Sauvin s'achève sur une porte en chêne fermée, à la fois austère
et discrète, qui se plantera devant lui. C'est là que son hôte a l'habitude
d'apparaître. Agé de trente-huit ans, le comte de Saint-André se distingue
avant tout par une stature athlétique. Du haut de son mètre quatre-vingt-cinq,
il impressionne tout son entourage. Et force le respect. Malgré un cheveu
poivre et sel qui le vieillit prématuré-ment, un charme envoûtant s'exhale de
son visage sans ri-des. Sportif, il s'adonne à l'équitation et au tennis. Il dit
à tous ceux qui veulent l'entendre que la conjugaison de ces disciplines permet
à son corps de conserver l'apparence d'une éternelle jeunesse. Il pense, quant à
lui, que cela lui procure surtout un équilibre et une sagesse d'esprit hors du
commun. Devenu le seul et unique héritier d'un domaine s'étendant sur plus
de quarante hectares, le comte de Saint-André a repris l'activité que lui a
léguée son père. L'exploitation du haras national de Mailières. Côtoyant les
chevaux depuis son plus jeune âge, il leur voue une passion démesurée. Certes,
sa fortune et sa position sociale l'avantagent, mais il doit sa notoriété à son
altruisme sans bornes qui l'engage dans des entreprises caritatives de toutes
sortes. Sa bonté le rapproche des petites gens qui l'aiment profondément. Ainsi
donc, le comte de Saint-André s'implique-t-il, sans retenue, dans des
associations qui intéressent la France entière. Fondateur des Enfants sans
joie et président d'honneur des Forces Vertes, il s'est lancé dans des
opérations philanthropiques de grande envergure qui lui valent l'estime de ses
pairs. Et le respect des autres. Est-ce par orgueil ou par excès de
condescendance que cet aristocrate des temps nouveaux sacrifie une grosse partie
de son argent dans des œuvres humanitaires ? Non, tout simplement par
amour. L'amour qui anime sa volonté de répandre le bien. L'amour des
enfants en perdition et maltraités. L'amour de la nature si fragile qui
l'entoure. La noblesse du cœur éclipse la noblesse du nom qu'il porte. Le
charisme qui se dégage de ce sang bleu, débordant de générosité et de droiture,
a fasciné Sauvin. Et le fascine encore. Depuis près de dix ans, une
profonde complicité lie les deux hommes qui s'apprécient beaucoup. Alors
jeune vétérinaire, encore tout fraîchement sorti de l'école de Toulouse,
Maximilien a quitté sa Bretagne natale pour installer son cabinet dans cette
région du sud-est de la France. Totalement inconnue pour lui. Un défi qu'il
s'était lancé. Il avait abandonné Saint-Malo et la beauté sauvage de ses
côtes découpées pour une contrée dépourvue de richesses. " Sans âme " comme
il se plaisait à le dire. Au début, Sauvin se sentait seul et quelque peu
désorienté jusqu'au jour où, au cours d'une visite guidée d'Aigues-Mortes, au
hasard des rues de la citadelle médiévale, il retrouva un oncle dont il n'avait
plus de nouvelles. Pierre Delandre, le frère de sa mère, inspecteur à la police
judiciaire de Montpellier. - Si je m'attendais à te rencontrer ici,
Maximilien, s'étonne le policier. - Je pourrais te retourner la
question, Pierrot. Maman sera contente d'apprendre que tu vas bien. Elle était
inquiète à ton sujet. Tu aurais pu donner signe de vie après ton départ de la
Lorraine. - J'étais dans une situation délicate, et je n'avais pas envie de
vous importuner avec mes problèmes. Écoute, je te promets d'appeler ta mère dès
ce soir. Au fait, c'est comment déjà le nom du bled où tu charcutes des pauvres
bêtes ? ironise Delandre. - Je suis vétérinaire, pas boucher, corrige Sauvin
en esquissant un léger sourire. Le village se nomme Mailières. Il se situe entre
Ganges et Le Vigan. Depuis leurs retrouvailles, ils s'appellent et se voient
de façon régulière. Mailières, petite bourgade de six cents habitants,
adossée au pied des Cévennes, s'éclate en ruelles étroites où, de chaque côté,
des murs boursouflés se dressent le plus haut possible contre l'agression
permanente du soleil. Au sud, des vignes, tout ébouriffées par le Mistral,
poussent dans une formidable pagaille. Et le jus de leur treille a un goût
de terre brûlée. L'Hérault, joueur et capricieux, apparaît, puis disparaît
autour du village, offrant ses eaux claires et pleines de vie aux pêcheurs et
aux enfants qui le cajolent. Par endroit, la présence d'une digue irrégulière,
haute d'environ un mètre, révèle des débordements intempestifs. Pourtant, on
a du mal à imaginer que, sous cette chaleur accablante, le fleuve ait pu avoir
des soubresauts au point de lui avoir érigé une barrière de briques pour le
retenir reclus dans son lit. L'après-midi, tout le monde dort. C'est la
loi dans ce pays du sud de la France. Des chaises de paille, les unes
estropiées, les autres éventrées, posées devant chaque porche depuis bien
longtemps, presque oubliées, attendent que la vie reprenne. Maximilien
Sauvin, désormais résigné, a fini par accepter cette nonchalance méridionale qui
l'a tant irrité par le passé. Très vite, son tempérament breton et son
impatience ont laissé la place à une attitude débonnaire qui s'apparente plus au
laxisme qu'à la sagesse. Les préjugés qu'il a eus à son arrivée ont disparu
au fur et à mesure qu'il a découvert sa région d'accueil. Un peu plus loin,
telle une perle sortie de son écrin, le château du comte de Saint-André se tient
en haut d'une col-line, à l'écart du bourg, dans un souci d'affirmer sa
suprématie sur toute la population rurale de Mailières. Cette bâtisse, aux
allures grossières, et que l'on a l'habitude d'appeler le château, écarte ses
deux ailes jumelles de chaque côté de la cour. Et les replie sur les
extrémités. Ainsi, si une personne se trouve en face de la porte
d'entrée principale, elle a la curieuse impression que le château lui tend ses
bras énormes. Au centre de chacune des ailes, un escalier en colimaçon,
surgissant de terre, vient s'agripper au mur. Et termine son ascension dans
une ouverture du premier étage. La famille de Saint-André, originaire de
Bourgogne, s'est exilée en Languedoc juste après la Révolution française.
Certains prétendent même que Mailières lui doit son existence. Philippe de
Saint-André est le dernier descendant de la lignée. Royaliste depuis toujours,
il tient à se démarquer de tout mouvement politique. Maximilien Sauvin a
découvert le château peu de temps après son arrivée à Mailières. En effet,
dans ce village traditionaliste, on cultive le précepte de la civilité qui
consiste à venir se présenter devant le comte de Saint-André avant même de se
faire enregistrer sur le grand livre de la mairie. Maximilien n'a pas pu se
soustraire à cet usage. - Bonjour Monsieur Sauvin ! Soyez le bienvenu à
Mailières, déclame le comte, en tendant les mains à son invité. - Bonjour
Monsieur le Comte ! Avant de rencontrer le comte de Saint-André, Sauvin
avait des a priori sur les gens de la Haute. Comme il disait. Cependant, au fur
et à mesure que la conversation avance, tous les préjugés tombent. Un à un.
Philippe de Saint-André est d'une approche agréable. Et a le don de détendre
l'atmosphère. Certes, on retrouve dans son allure et sa façon de parler les
traces indélébiles de la noblesse. Mais dans sa manière de penser, Philippe
possède beaucoup de points communs avec le vétérinaire. - Vous n'exercez pas
un métier facile, mon ami. Il faut avoir du courage et du cœur pour s'occuper
des animaux, non ? - C'est plus qu'un métier, vous savez, c'est pour moi une
véritable passion. Et ne dit-on pas que ceux qui aiment les bêtes aiment les
êtres humains ? - Oui, tout à fait. Je partage votre avis, Docteur. Vous me
semblez être quelqu'un de bien, Maximilien. Vous permettez que je vous appelle
Maximilien ? Dorénavant, je serai rassuré quand l'un de mes chevaux aura besoin
d'être soigné. Cette première rencontre entre les deux hommes a duré près de
trois heures. Et lorsqu'ils se sont quittés, Philippe et Maximilien savaient, à
ce moment-là, qu'ils allaient devenir amis.
*
Maximilien Sauvin
fait un brusque mouvement d'épaules. Un frisson vient de parcourir son dos. Et
l'a arraché à sa torpeur. Il jette un rapide coup d'œil sur l'horloge qui
indique maintenant seize heures. Il se rend compte alors qu'il est tombé dans un
profond sommeil. Il a le sentiment désagréable que ses jambes se sont
volatilisées. Car il ne les sent plus du tout. L'inertie les a engourdies. Il
faut pourtant qu'il se lève avant l'arrivée de Mathilde. Petit à petit,
Sauvin recouvre l'usage de ses membres. Et s'extirpe péniblement de son
fauteuil. Au même instant, un bruit métallique, provenant de la porte
d'entrée, retentit dans toute la maison. Mathilde est de retour. Comme tous les
jours depuis qu'elle est à son servi-ce, la gouvernante s'absente les
après-midis pour permettre à Maximilien de se reposer en toute tranquillité.
Mathilde est bien plus jeune que Sauvin. Elle doit avoir environ une
soixantaine d'années. Cette célibataire endurcie a sacrifié sa jeunesse pour
s'occuper du vétérinaire. C'était une jolie fille qui plaisait aux garçons. Plus
d'un voulaient la marier. Mais jamais elle ne s'est intéressée à eux. Elle était
si mignonne avec ses rondeurs provocantes ! Ses grands yeux bleus toujours
écarquillés. En perpétuelle interrogation. Et ses cheveux, d'une blondeur
scandinave, terminés par des boucles qui balayaient ses épaules au rythme de ses
pas. Issue d'une famille d'agriculteurs, Mathilde a eu une scolarité
difficile. Pour ne pas dire inexistante. L'indigence de son esprit, qui la
fragilisait, l'avait éloignée des autres enfants de son âge. Par conséquent,
elle a passé la plus grande partie de son temps à aider ses parents aux travaux
de la ferme. Un jour, son père fit appel aux services du docteur Sauvin pour
secourir une brebis qui s'était coincé les pattes antérieures dans les fils
barbelés d'une clôture. L'enfant, alors âgée de huit ans, s'était approchée de
l'enclos. Et avait assisté, intriguée, aux soins que Maximilien prodiguait à la
pauvre bête ensanglantée. Mathilde avait été émerveillée par la précision et la
délicatesse des gestes du vétérinaire. Depuis ce jour-là, elle voue une
admiration sans limites à cet homme plein de gentillesse. Maximilien a senti
naître en lui un sentiment de compassion pour cette gamine si rustique. Mais ô
combien attachante. Il a éprouvé le besoin de la prendre sous son aile. Sauvin
l'avait, alors, considérée comme sa propre fille. Et s'était juré de la
protéger de toutes les vicissitudes de la vie. Mathilde était devenue son
assistante. Et, lorsque le vétérinaire a pris sa retraite. Sa
gouvernante. - Alors, Mathilde, ton escapade en ville s'est-elle bien passée
? lui demande Sauvin sur un ton quelque peu ironique. - Oh, vous savez,
Docteur, les gens d'aujourd'hui sont de plus en plus pressés ! Ils ne prennent
plus le temps de flâner. Nous vivons une drôle d'époque ! lui répond Mathilde
avec beaucoup de regrets. Maximilien, lui, ne se soucie plus vraiment de
quelle époque il s'agit. Il a décroché depuis longtemps. Et s'est exclu
lui-même de ses contemporains. La retraite ou, pour employer un terme moins
dogmatique, la fin de son activité professionnelle lui a tissé une toile. Et l'a
emprisonné dans un ostracisme désormais perpétuel. Il vieillit.
Inexorablement. Et la route qui le conduit vers le repos éternel lui semble
interminable. Que lui importe à présent le monde extérieur. Son univers,
bien que très étroit, lui suffit. Ainsi, tout lui paraît indifférent.
Insipide. Maintenant, la nuit entame son approche. Dans quelques minutes, la
gouvernante aura fermé tous les volets. Maximilien a pris l'habitude de se
coucher très tôt car, pour lui, c'est le seul moyen d'accélérer le temps. Il
aurait tant donné pour ne pas se réveiller le lendemain. Couché sur le dos,
Sauvin a du mal à trouver le sommeil. Son regard se perd dans l'immensité du
plafond. Il sait que son passé va encore le tourmenter.
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