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Le soir,
Lucie et sa fille allèrent sur le cours des Héros. La fête de la Saint-Eloi
battait son plein. Des baraques à chichis et crêpes dégageaient des odeurs qui
incitaient les plus gourmands à s'agglutiner autour d'elles, afin de déguster
ces délicieuses cuisines pour une somme modeste. Quelques forains faisaient
tourner les manèges, entres autres un magnifique " cheval de bois ". Les cris
d'enfants retentis-saient et Anne mourait d'envie d'y participer. Sa mère lui
paya quelques tours et la fillette embarqua sur l'attraction. Des stands de tirs
à la carabine attiraient les jeunes gens qui rivalisaient de vantardises sur les
" cartons " faits ou à faire. - Oh, maman, je peux participer aux jeux
? Ces divertissements se mettaient en place çà et là. Pour l'un, il fallait
attraper avec les dents, une pièce d'or collée sur une poêle enduite de suif.
Les participants repartaient avec une belle figure barbouillée sous les rires de
leurs amis. Ailleurs, on devait récupérer, toujours avec les dents, une pièce
d'or au fond d'un baquet d'eau. Les " plongeurs " toussaient et recrachaient à
qui mieux mieux. Sur la petite estrade, l'orchestre se préparait pour
le bal. Les jeunes filles " à marier " piaffaient d'impatience de s'y faire
inviter par les futurs promis, plus ou moins " officiels ". Les musiciens
réglaient leurs instruments car le début de la danse était proche. On pouvait
tout danser à Tressanne, sauf le tango. Car le maire, en accord avec le curé (
pour une fois ), avait demandé au chef de ne pas jouer cette musique, venue des
bas-fonds de " Bénozaire ", façon tressannaise de désigner ainsi la capitale de
l'Argentine ! C'était, disait-il, une danse " immorale. Et il en avait fait
proclamation dans tout le village. Mais, avait-il ajouté im-médiatement, cette
convergence de vue ne signifiait nulle-ment que sa position approuvait tout ce
que disait " la Calotte " ! Pitoyables disputes de la Troisième République
! À ce moment, Lucie aperçut un homme qui s'approchait d'elle. Elle
l'avait déjà vu dans le village, sans pouvoir l'identifier. À Tressanne, tout le
monde se connaissait, mais lui, devait être nouveau. L'inconnu lui sourit,
arriva vers elle : - Bonsoir, Madame, je me nomme Louis Chandier et suis le
receveur des Postes. Elle fut interdite par sa façon de l'aborder. Un peu
sur-prise, elle donna son nom et ils se serrèrent la main. L'individu était
grand, mince et brun aux yeux verts. Son habit le désignait comme un habitant de
la ville, probable-ment Aix ou Marseille. Il ne portait pas la moustache, car la
mode avait " décidé " de la faire raser aux hommes. La Grande Guerre avait
décidément tout changé, y compris l'allure masculine. Sur ce, il ajouta :
- Je compte sur vous pour m'apprendre les usages du village, car je viens
d'arriver de Marseille et ne connaît per-sonne. - Oh, vous savez, ici on est
paysan, on travaille très dur, on gagne peu et on ne s'amuse pas souvent. Je ne
vois pas ce qu'on peut dire de plus. Il se mit à rire : - Votre
présentation est très synthétique, précise et je vous en remercie.
Amusée, Lucie baissa les yeux. Les compliments des hommes étaient
quasi-inexistants au village. Ils étaient d'autant plus précieux. Le vocabulaire
sophistiqué plaidait pour quelqu'un d'instruit. Si son éducation paysanne lui
faisait fuir les beaux parleurs, cela ne dura qu'un instant car cet homme
dégageait une tranquille assurance qui la rassura. - Vous danserez ?
demanda-t-il. - Vous plaisantez, j'espère ? J'ai perdu mon mari à la guerre
et c'est hors de question. Ici, ce serait mal vu. - Excusez-moi, je ne savais
pas… Et en dehors du village, vous danseriez si vous en aviez l'occasion ? -
Oh, je m'en moque pas mal. Maintenant, je vis pour ma fille Anne. D'ailleurs, la
voici. En effet, son jeu était fini et l'adolescente revint vers sa maman. La
glace fut vite brisée, grâce au bon contact du receveur. - Oh, maman, je
peux avoir une crêpe ? - Oui, ma chérie. La prise de contact s'était
déroulée près de la belle fon-taine de pierre. Trois colonnes, partant d'un
solide cube, supportaient un champignon au toit plat. Le tout prenait
naissance dans une vasque circulaire. Quatre jets d'eau claire et fraîche
retombaient en une gracieuse cascade dans le bassin. - Je la
trouve magnifique, cette fontaine, constata Louis. - C'est un des
points-clefs du village, elle fait partie de notre patrimoine culturel. Les
tressannais en sont fiers. Ils se dirigèrent vers le marchand ambulant. Il
fallut at-tendre un petit moment, puis ce fut leur tour. Anne choisit la vanille
comme parfum. Le receveur insista tant et si bien pour payer, que Lucie céda.
Puis, pendant que la jeune fille s'amusait avec des amies, ils parcoururent le
Cours, en ba-vardant tranquillement, dans la chaleur de juillet. Des re-gards
malveillants leurs furent adressés. Intrigué, Louis osa la question qu'il
soupçonnait indiscrète. - J'ai cru remarquer qu'on nous regardait sans
aménité. Me trompé-je. Lucie prit un temps pour répondre : - Que dire ?
Ils me détestent, c'est certain. C'est une vieille histoire, qui ne vous regarde
pas. Et je ne sais même pas pourquoi je vous raconte ça, je n'ai pas l'habitude
de me confesser au premier venu, croyez-le. Les derniers mots furent
prononcés un peu vivement. Le receveur s'aperçut qu'il avait franchi une
frontière invisible, mais réelle. - Pardonnez-moi, je n'avais pas
l'intention de vous blesser. Le retour d'Anne, partie entre-temps
chercher sa crêpe, coupa court aux confidences. Ils arrivèrent au bout de
l'esplanade, là où se situait la coopérative vinicole. Ils mar-chèrent quelques
instants, lorsque, dans l'obscurité, il y eut de l'agitation. - Eh, que
se passe-t-il ici ? s'exclama Louis. En effet, ils distinguèrent soudain une
masse qui s'élevait dans un arbre. À côté, il semblait y avoir un groupe de
per-sonnes tirant quelque chose. - Eh, là-bas, cria Louis, vous… Il sentit
une pression sur son bras, se retourna et vit le vi-sage de son interlocutrice
s'éclairer d'un magnifique sourire qu'il ne put s'empêcher d'admirer. -
Laissez, souffla-t-elle. C'est la " classe ". - Ah, oui, la fameuse classe
! - Oui, les jeunes gens qui vont partir au Service Mili-taire. Ils se
déguisent, font des farces, etc. Parfois, l'un monte sur la petite colline de
l'horloge et joue du tambour toute la journée. Ici, ils hissent une carriole de
paysan dans l'arbre. Demain, lorsque le propriétaire viendra, il la trouve-ra
suspendue. C'est un peu idiot mais ça les amuse. Ils en auront besoin, car un an
d'armée, c'est long. - Vous n'aimez pas les militaires ? - Vous savez, je
suis veuve de guerre, alors les unifor-mes… Maintenant, ma fille est ma vie. Son
adolescence approche avec tous les problèmes rattachés. Je vais donc devoir
renoncer à moi-même, elle a la priorité. La mort de son père l'a moins atteinte
que je ne l'aurais cru ; elle n'avait que trois ans lors du décès. Tout en
parlant, ils avaient atteint les premiers champs. - Voilà, conclut-elle. Le
bout du village, nous devons retourner, car si on allait plus loin, on pourrait
croire que… - Je comprends. - Et je n'ai pas besoin de ça ! Ils
reprirent le chemin en sens inverse. L'orchestre venait de commencer une valse.
- Alors, interrogea-t-il ? Pas de danse ? - Non, merci. Ils passèrent
devant la fameuse fontaine qui marquait l'embranchement des deux rues
principales du village. À ce moment, ils virent arriver vers eux un pitoyable
cortège. Une adolescente sur une chaise roulante, poussée par un vieil homme
décharné et une femme du même âge, le regard hal-luciné. Les adultes habillés
d'un noir qui faisait ressortir leur teint blafard tranchaient avec la jeune
fille tout de blanc vê-tue. Louis frissonna. L'aspect des arrivants était
véritable-ment sinistre et il ne put s'empêcher de les comparer à l'Ankou, la
charrette de la Mort des légendes bretonnes. - C'est la famille Bertand,
hoqueta Lucie. Soudain, la femme se tourna vers le couple. Elle regarda
fixement la veuve, ouvrit la bouche et lança : - Le charivari, le
charivari… Lucie trembla, ferma les yeux et dut s'appuyer sur Louis pour ne
pas tomber. - Le charivari, le charivari… Le vieil homme intervint
: - Allons, allons ! En passant, il grimaça un sourire vers le
préposé mais ignora sa compagne et le trio partit ensuite vers la fête. La jeune
paralysée n'avait pas émis un son. Lucie sortie de son cauchemar, fit un pas et
murmura : - Voilà, on se quitte ici. - Que vous est-il arrivée ? Cette
apparition quelque peu soudaine est impressionnante certes, mais pas au point de
chanceler ! - Laissez, c'est mon passé qui me rattrape ! Elle avait
presque crié ces mots et en fut aussitôt confuse. Il n'insista pas et partit
rapidement. Les deux femmes lui firent un signe de la main et Lucie prit sa
fille par la taille pour remonter à la maison. Ce soir-là, elle eut du
mal à trouver le sommeil.
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